The Perfume Chronicles

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Le Parfum secret du Japon

Mes fous en sens,

 

La semaine dernière, nous avons lu une Critique d’Activate, de Nathalie Feisthauer pour Hersip. Ce parfum créé sous la houlette d’une jeune styliste japonaise a surpris la critique : loin des accords cristallins, aquatiques et cosmiques si chers au peuple nippon, les parfums d’Hersip étonnent. Ils allient à la douceur si caractéristique de Nathalie Feisthauer –et si adéquate à calme japonais- le caractère d’une créatrice en mal de liberté, d’honnêteté, d’authenticité. Activate et ses accords de muscs blancs, d’épices poivre et sel et son fond boisé demeure notre préféré de cette nouvelle gamme.

 

Au-delà d’explorer le rapport à la liberté de la femme, par son choix artistique, Hersip veut questionner le regard que la société japonaise porte sur le parfum lui-même. Dans ce petit bout d’Extrême-Orient, loin des regards, loin de la sauge que l’on brûle au désert Hopi, loin du palo santo qui embaume les ruines incas, loin aussi des fragrantes fumées d’oliban, de myrrhe, de musc et d’ambregris : on cultive le silence par la pureté.

 

C’est ce rapport à l’odeur et au silence de l’odorat que nous avons voulu creuser. Nos recherches nous ont mené du Tibet aux profondeurs mandchoues, à travers textes et légendes et prières liturgiques pour en arriver à un peu mieux cerner ce que le Japon a à dire du parfum et de l’encens. Ensemble, mes fous en sens, allons à la découverte du Parfum secret du Japon.

 

L’histoire commence au VIème siècle. La légende prétend qu’un morceau d’oud aurait dérivé depuis des côtes étrangères jusqu’à un village de pêcheurs. Découvrant ses propriétés odorantes, ceux-ci l’auraient fait parvenir à l’impératrice Suiko. Cette légende dit tout de la réalité de l’encens au Japon : il est venu d’ailleurs. Et c’est important de le remarquer pour comprendre sa portée symbolique dans cette société.

 

Une chose essentielle qu’il faille comprendre est l’origine du shintoïsme. Plus qu’une religion à proprement parler est cet ensemble de traditions qui existait au Japon avant l’arrivée du bouddhisme, du taoïsme, du confucianisme, se construisant et s’affirmant par sa différence, tout en absorbant des aspects des autres religions.

 

La voie du shinto, pour la résumer grossièrement, place en haute estime le respect d’autrui. Chacun est libre de faire ce qu’il lui plaît dans la mesure -et c’est important pour comprendre la place du parfum dans la société japonaise- où cela ne dérange personne. On comprend très vite le problème posé par les parfums, ces derniers étant perçus comme une extension de la personne, s’ils sont plus agréables à sentir que les humeurs humaines, ils n’en sont pas moins invasifs, intrusifs.

 Cela expliquerait en partie le goût japonais pour les odeurs aquatiques et éthérées – le parfum, discret, se suggère. Il est diaphane, comme la cime des montagnes japonaises. Il est présent sans l’être vraiment.

 

Nous aurions pu dès lors étudier le rapport au corps de la société japonaise mais ce n’est pas l’objet de cette étude. Nous aurions pu aussi nous arrêter sur ce simple constat mais ce serait manquer l’essentiel. Comme nous l’avons dit, le shintoïsme infuse la culture et l’être japonais. Ces traditions, même non parlées, sont au moins vécues et portées par l’héritage familial et collectif de la nation. Et c’est là qu’il faut chercher la charge symbolique de l’encens et des parfums au Japon.

 

Car outre le fait de respecter tout être qui vit, le shinto porte en horreur l’impureté – qu’elle soit d’âme ou de corps. L’homme sale et impur ne peut dignement servir les kami -les déités- aussi les rituels de purification de l’harae et du misogi sont-ils essentiels dans la pratique et la foi shintoïstes. C’est dans ce culte de la pureté et de la propreté qu’il faille chercher l’origine de cet étrange rapport au parfum. Car si les kami exècrent l’impureté, il n’est rien de plus impur qu’un cadavre.

 

Et c’est là que se trouve le nœud de l’affaire. Revenons au VIème siècle. A l’époque, les prêtres shinto ne savaient disposer des cadavres. La croyance à la vie après la mort n’étant pas alors établie, les prêtres se contentaient de saler les cadavres et de trouver quelque âme pour en disposer. Jusqu’à l’arrivée du bouddhisme. C’est alors un autre monde qui s’ouvre aux croyants : un monde après le monde, une vie après la mort. Les prêtres bouddhistes apportèrent leur religion et leurs rites. Très vite, ce sont eux qui disposèrent des corps des trépassés suivant leurs coutumes – à grands renforts d’encens.

 

Il n’est alors pas surprenant d’apprendre que l’encens devint au Japon le signe visible de la mort. Loin d’être l’expression sensible d’une réalité suprasensible, il est devenu le rappel d’une réalité à laquelle nul ne peut échapper, le signe du temps qui court et se dévide comme la bobine de fil.

 Le temps qui passe. C'est là encore un aspect essentiel de la culture nippone : le temps qui passe. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir combien le passage des saisons et les saisons elles-mêmes sont célébrées. Paradoxe ? Pas exactement. Le passage des saisons est rythmé, cyclique : le temps passe, il court mais toujours il revient. L'encens quant à lui force à se confronter à la finitude humaine : lorsqu'il se consume, il n'en reste rien. Au shintoïsme qui ne conçoit pas l'éternité, il rappelle la finité de l'existence - aussi les japonais ont-ils tous droit à des funérailles bouddhistes.

 

L'encens y devient porte entre les royaumes. Tandis qu'il brûle au-dessus du cadavre, le prêtre bouddhiste récite la sutra pour que l'âme du défunt suive le chemin Terre-Ciel tracé par la fumée. Celle-ci sert aussi de brume, cachant le corps et l'âme afin qu'ils ne soient assaillis par les démons.

 

Il faut là encore explorer la littérature classique pour comprendre ce lien étrange. Le Japon médiéval croyait que, loin d'éloigner les démons, l'encens pouvait au contraire les attirer. On lit l'histoire de ces jiki-ko-ki, ces âmes de vendeurs d'encens peu scrupuleux dont le châtiment est d'errer dans les limbes et de ne pouvoir se nourrir que de fumerolles d'encens.

 

C'est aussi l'histoire si connue de l'empereur Wu qui, voulant revoir le visage de son épouse défunte, ira brûler un morceau d'Hangon-ko, un encens magique ayant le pouvoir de rappeler les âmes des trépassés. La légende dit qu'en voyant sa femme prendre forme dans la fumée d'encens, l'empereur voulut la saisir et la figure phantasmagorique aussitôt disparut.

 

Envisager l'encens au Japon, c'est aussi appréhender le paradoxe d'une nation, d'un peuple, de ses religions - de ce shintoïsme qui ne connaît pas l'après-vie, de ces shintoïstes qui se font inhumer bouddhistes. Envisager l'encens, c'est regarder de près le lien entre vie, mort et temps en ce pays qui regarde constamment vers l'avenir.

 

A travers le Japon, à travers ses 72 microsaisons, à travers le calme rassurant de ses jardins zen, à travers l'épur de son expression artistique ; à travers l'entier dénuement qu'appelle le shinto, nous découvrons une vision différente de l'expérience de la foi. Là où l'Orient chrétien, à travers l'encens, donne à percevoir sensiblement la réalité d'En-Haut, par son ascétisme notoire, le shintoïsme désire abandonner le superflu afin de pouvoir dans cette vie qui se consume comme l'encens et dont la fin est arrêtée, à travers ce temps qui est compté, faire l'expérience de l'essence de l'être et de toutes choses.

 Au final, bien plus que d'être un lien vers le royaume des morts, l'encens devient le moyen le plus sensible et à la fois le plus subtil, de faire l'expérience non plus du temps mais du présent de l'existence. C'est dans l'art du Kodo, la Voie de l'Encens, que le japonais prend conscience de la richesse du monde qui l'entoure. Ce rituel qui s'apparente à un jeu n'a d'autre but que d'habituer celui qui le pratique à reconnaître les odeurs de cette île peuplée de kami tout en lui faisant prendre conscience -par le jeûne préalable et le silence à observer, par les nombreuses règles à respecter- de sa petitesse.

 

À sa manière, l'encens au Japon se fait le signe d'une réalité d'En-Haut bien présente dans le monde d'En-Bas. Comme le reste de l'île, il assume un paradoxe : de rendre visible la mort ; de rendre sensible l'être. Dépassant le rôle de lien entre deux sphères habituellement hermétiques, le shinto dit par l'encens que le monde d'En-Haut est déjà présent en chaque être, chaque plante. Il assume, annonce et fait sienne l'antienne pascale tirée du verset d'Isaïe disant : “Dieu est avec nous” .

 

Le Japon.

Qui craint la mort,

Célèbre la vie.