John Biebel - L'Imagineur
Il est des rencontres sous le signe de l'Inattendu, d'autres que l'on n'imagine, certaines encore que l'on n'attend pas. Ce fut le cas de John Biebel que nous rencontrâmes par le plus grand des hasards lors d'une soirée à Esxence. Ce fut aussi le cas de son travail - parfums inattendus de mondes imaginaires, leur rencontre nous a ouvert la porte d'un champ de possibilités nouvelles. Nous sommes heureux qu'il nous ait accordé son temps pour un Entretien sous le signe du rêve...
Alexandre Helwani – John, merci pour ton temps. Tu es un peu un homme aux mille talents, un artiste pluriel même. Quelle a été ton premier coup de coeur artistique ?
John Biebel - Quand j'étais enfant, ma mère m'a inscrit à des cours de peinture. Je devais avoir 6 ou 7 ans à l'époque et j'ai continué jusqu'à l'université. J'ai suivi un double-curus en peinture et photographie. Je ne sais pas si tu connais le travail de Lartigue, c'est mon photographe préféré. Il a commencé dans les années 10 et il était un premier à capturer des personnes en plein saut. En regardant ses photos, j'ai l'impression de plonger dans la capsule temporelle d'un petit garçon en train de découvrir la vie et c'est aussi ce que je trouve intéressant dans les parfums.
A.H. - En parlant de parfums, quand as-tu commencé à t'y initier ?
J.B. - J'ai commencé à créer des parfums autour de 2014. Pour être honnête, mon histoire avec eux ne remonte pas à aussi loin que pour d'autres personnes. Certains diront : "Je sens des parfums depuis que je suis petit" et je pense que quoique je m'y intéressais, je ne m'y suis vraiment penché qu'en 2012 quand j'ai commencé à écrire pour Fragrantica. En fait, j'ai ouvert les yeux quand j'ai senti 1740 d'Histoires de Parfums. Je me suis dit : "Wow, ça c'est du parfum ?". Ca a ouvert des énormes boulevards pour mon imagination et comme je suis très curieux, j'ai aussitôt commencé à acheter des matières premières et j'en suis arrivé à devoir faire un choix. Soit je continuais de petits pas en petits pas, en apprenant un peu plus chaque fois. Soit je choisissais cette route plus longue qui impliquait d'en apprendre davantage. Je savais que ce processus prendrait plusde temps mais j'ai choisi cette route, plus lente, plus fascinante.
A.H. - Avais-tu déjà en tête l'idée de devenir parfumeur ?
J.B. - Tu sais, j'ai parlé à beaucoup de gens qui partaient avec leurs a prioris de ce que c'était qu'être parfumeur et je pense qu'ils voulaient juste pouvoir dire qu'ils avaient "fait un parfum". Mes aspirations étaient beaucoup plus modestes. Ce que j'aimais, c'était l'idée de créer quelque chose que je pourrais porter moi-même et c'était déjà assez énorme en soi. Je pensais que si je pouvais faire ça, alors je pourrais peut-être penser à voir plus grand. Je n'ai pas de vision au long terme. Je veux continuer de faire des parfums le plus longtemps possible mais je pense que ceux qui ont de grandes ambitions peuvent aussi s'enfermer en elles et en arriver à un endroit où ils sont tellement assaillis de critères qu'il leur faut cocher qu'ils finissent par penser qu'ils ne sont plus bons à rien. J'en suis arrivé à pouvoir suivre et soutenir la croissance de ma marque assez confortablement. C'est ce fonctionnement particulier qui m'a permis de pouvoir créer cette collection étrange.
A.H. - Comment en es-tu arrivé à écrire pour Fragrantica ?
J.B. - Alors là c'est une histoire géniale parce qu'elle montre combien la vie est imprévisible. Un de mes amis cherchait un travail et voulait écrire alors je lui ai dit : "Il faut que tu essaies d'écrire des critiques sur Internet, n'importe où, que ça te serve de référence" et alors que je réfléchissais à un endroit pour le faire, j'ai pensé à Fragrantica. J'ai commencé à y écrire moi-même et j'en suis arrivé à laisser un commentaire à propos d'un événement Guerlain qui allait avoir lieu à Boston. C'est là qu'Elena [NDLR: Fondatrice de Fragrantica] m'a demandé si je pouvais y aller et prendre des photos pour eux. Puis il y a eu un autre événement à New York et rebelote, Elena m'a demandé si je pouvais y assister, ce à quoi j'ai répondu que oui. Et à un moment elle m'a dit : "Tu sais, j'aime beaucoup ton style d'écriture, tu ne voudrais pas travailler pour nous" et j'ai répondu : "Oui !". Tout ça est parti de ce que j'aidais mon ami à trouver un boulot, qu'il n'a jamais eu au final. Et me voilà des années plus tard à travailler avec Fragrantica. Ça a été incroyable, j'ai beaucoup appris grâce à eux et je leur dois en partie ma carrière de parfumeur.
A.H. – Dirais-tu qu'il y a des correspondances entre ton travail de peintre et celui de parfumeur ?
J.B. - Il y a évidemment quelque chose entre les odeurs et les couleurs. Tu sais, quand je travaille sur un parfum, il y a toujours un moment où je réalise qu'il a une couleur et elle prend de plus en plus d'espace dans mon esprit. C'est comme si le parfum avait sa bannière, son identité et cette couleur transparaît peu à peu sur mon travail.
A.H. – Serait-ce de la synesthésie ?
J.B. - Je n'irais pas jusque-là. C'est plus une affaire de textures, de sensations.
A.H. – Et alors, lorsque tu te rends compte de la couleur d'un parfum, est-ce que tu décides de la suivre ou t'en tiens-tu à ton inspiration ?
J.B. - J'ai du abandonner quelques parfums parce qu'ils se sont comme dissociés. J'adorerais dire "Suis le parfum, laisse-le te dire quoi faire" mais la fois où j'ai fait ça, ça m'a entraîné sur une route sans fin et j'ai fini par devoir revenir sur mes pas jusqu'au moment de cette décision et tout recommencer parce que j'étais arrivé tellement loin de mon objectif initial. Je pense qu'à ce moment-là, il faut vraiment se poser la question de ce que l'on veut. Les deux voies sont possibles, tout dépend des risques que l'on accepte de prendre. Mais j'aime beaucoup l'idée de laisser un parfum évoluer comme il l'entend.
A.H. – On dirait que la création d'un parfum peut très vite facilement prendre des années...
J.B. – Disons que ma vie ne repose pas sur mes parfums, j'ai déjà un emploi à plein-temps et il m'autorise une certaine liberté dans mon travail. J'ai choisi ce long et lent chemin, cette errance dans les bois où je peux me laisser distraire par des oiseaux etc. qui me permet de faire ce que je veux.
A.H. - Que fais-tu donc quand tu n'es pas parfumeur ?
J.B. - Je gère un pôle de cinq personnes et on essaie d'améliorer l'expérience d'utilisateurs de logiciels d'apprentissage. C'est assez fascinant. Un sujet que j'adore est le Human Factors Design. Ça consiste surtout à comprendre comment les humains interagissent dans un environnement donné. Il y a une telle dimension psychologique dans ce travail et le parfum est intéressant aussi dans le mesure où il abolit les barrières. C'est un objet physique, il vient dans un emballage visuellement attirant, on en fait l'expérience par l'odorat et à travers tellement d'autres niveaux sensoriel : comment on le tient, comment on se sent, comment on l'apprécie sur notre peau etc. C'est très intéressant de l'aborder de ce point de vue.
A.H. – C'est à croire que ta vie consiste à cartographier l'inconnu...
J.B. – J'aime cette idée d'explorer des territoires inexplorés. Il y a dans cette démarche quelque chose d'analytique que j'aime bien. J'aimerais tellement pouvoir travailler sur un parfum comme ça, avec cette idée de repousser les limites de chaque ingrédient. Certaines matières sont tellement intéressantes et présentent tellement de défis que j'ai besoin de voir jusqu'où je peux les amener. Il y a quelques essences comme ça qui ne manquent pas de me fasciner comme la jonquille ou le cashmeran. C'est une odeur si compliquée, si réconfortante. Une avec lequelle j'ai beaucoup de mal en revanche est la violette en ce qu'elle ne m'est pas très familière, comme au reste des américains en général.
A.H. – Tu as l'air d'aimer les défis, on dirait !
J.B - Sûrement. Hans Hendley disait que j'aime prendre des idées simples et les tordre dans tous les sens et je pense que c'est ce que je fais au final. Non pas que j'aie l'idée d'être une sorte d'enfant terrible mais c'est juste que certains accords ont été tellement bien réalisés par d'autres personnes que je n'ai pas envie de m'y attaquer. Ce que j'aime, c'est ce moment critique où l'on fait se rencontrer deux mouillettes et qu'on essaie différentes paires jusqu'à ce dire : "Wow, il y a vraiment un dialogue intéressant entre ces deux matières qui s'opposent" .
A.H. – Parlant de matières, tu es plutôt naturel, synthétique ou les deux ?
J.B. - Je me suis rendu compte que certaines matières synthetiques ont des propriétés dont je n'imagine même pas rêver. J'aime cette idée que les synthétiques font écho à des parties de notre mémoire olfactive que nous n'avons pas encore explorées, cartographiées. Cela dit, quand je finis par regarder mes formules je me rends compte qu'elles ont une forte proportion de matières naturelles parce qu'elles ont une vraie force et elles portent une grande partie du poids d'un parfum.
A.H. - On dirait aussi que ton travail a fort à voir avec ton imagination...
J.B. – Je suis plutôt d'accord. Je pense qu'on oublie à quel point notre imagination peut être utile dans le travail. Je pense qu'on ne n'y encourage pas vraiment non plus. Mon imagination m'a un peu été un échappatoire, en général à travers des livres. Ce voyage dans d'autres mondes était comme une bouffée d'air frais inespérée mais pleine d'espoir. Je suis toujours assez curieux surtout à propos des choses qui ne sont reliées à aucun souvenir et j'aime imaginer notre cerveau qui essaie coûte que coûte de trouver un souvenir auquel associer certaines odeurs inconnues. C'est à ce moment-là qu'arrive notre imagination - elle invente quelque chose qui corresponde à cette odeur. J'ai commencé à me créer un monde où s'originent certaines de mes fausses mémoires olfactives.
A.H. - Le parfum serait-il ton nouvel échappatoire ?
J.B. - On pourrait dire ça. Je me suis rendu compte que le moment où je perds le plus la notion du temps, c'est quand je travaille sur mes parfums. Je me laisse happer par cet état de pensée, d'olfaction, d'audition non-verbales. Je suis souvent bloqué dans un état où mon cerveau carbure à mille à l'heure tandis que je reste plutôt calme. Le problème est que ça implique une certaine solitude, qui est nécessaire en un sens.
A.H. - Le parfum serait-il une sorte de nouveau martyre ?
J.B. – Je pense que c'est une forme d'exigence que l'on a vis-à-vis du monde. Quand je travaille et que je coupe mon téléphone, je me trouve projeté dans un temps invisible et même si je ne veux pas me déconnecter du reste du monde, je ne peux pas vraiment être en contact avec lui. Martyre, peut-être, donc mais alors c'est uniquement dû à la nature de notre travail.
A.H. – Parlant de nature, on dirait que tes parfums ont tous un esprit un peu botanique...
J.B. - C'est parce que mon père était paysagiste. J'ai grandi en sentant de nombreuses plantes et ai appris à savoir ce que sentent telles ou telles essences.
A.H. – Est-ce de là que vient le nom January Scent Project ?
J.B. - Non, ça a une histoire un peu particulière. Quand j'étais au lycée, on nous a demander de travailler sur un calendrier et on s'est chacun assigné un mois. Et je me souviens de ma professeure disant : "Attention au mois que vous choisirez, certains vont être plus difficiles que d'autres. Janvier par exemple est le mois le plus chiant de l'année mais c'est aussi le premier donc il faut qu'il soit intéressant" et j'ai été aussitôt motivé par ce défi. Évidemment j'ai choisi le mois de Janvier et j'adorais l'idée de transformer quelque chose de potentiellement inintéressant et d'en faire la chose la plus intéressante. Ca m'a vraiment frappé. Dans une certaine mesure, on peut dire que j'aime le superflu parce qu'il peut-être tellement beau. Un de mes réalisateurs préférés est Ozu. Il ne fait que des plans statiques et doit tout mettre en scène en sorte que ça se passe dans le cadre. J'ai toujours été fasciné par cela parce que ce que tu vois dans le cadre prend tout à coup une autre dimension. Donc si tu as un plan entièrement gris à part pour une petite théière en bas à droite du cadre, la théière prend aussitôt une importance quasi épique. On peut prendre des choses absolument banales et les transformer en éléments extraordinaires. Cette philosophie est présente dans tout mon oeuvre. On peut prendre des matières relativement ordinaires et faire des merveilles avec...
A.H. – Pourquoi pas juste January Scent dans ce cas ?
J.B. – Le mot Project était important pour moi.
A.H. – Pourquoi ?
J.B. – Parce que ça donne l'impression que ça n'aura jamais de fin…
Traduit de l'anglais par Alexandre Helwani