Joyce Azar - La Dévouée
Pour ce troisième Entretien de l’Avent, nous avons tenu à publier le moment précieux que nous avons partagé avec Joyce Azar. Hasard ou destin, comme toujours, notre chemin a croisé le sien lors de la soirée de lancement de la boutique Roja Dove à Perfumery & Co. Et nous devons ici remercier Jack Cassidy de nous avoir mis en contact avec Joyce. Son parcours est atypique, sa formation empirique, sa vie exemplaire. Puisant dans son lien intime aux parfums pour grandir en amour avec sa fille, Joyce vit le cœur des Perfume Chronicles qui est de « dire l’indicible ». C’est pourquoi nous avons voulu lui donner cette place, à elle qui nous a tant appris.
[Les Entretiens de l’Avent sont une série d’entretiens centrée sur la Femme. Quatre femmes, quatre parcours exceptionnels, quatre chemins partant ou menant au parfum. Nous avons choisi à cet effet quatre femmes aux parcours et carrières différents, en lien avec le parfum. Car les femmes sont sous-représentées. Car elles n’occupent pas la place qu’elles mériteraient. Car elles sont la matrice de toute vie, de toute humanité. Car elles sont de plus en plus présentes dans le monde des parfums. Car leurs histoires sont des leçons de vie qui se doivent d’être parlées. Qui se doivent d’être écoutées]
Alexandre Helwani - Tu as toujours été touchée par les parfums ou tu es arrivée sur le tard ?
Joyce Azar - Je n’ai jamais compris comment le parfum est entré dans ma vie. Je pense que ça a commencé quand je ne savais pas quoi étudier. Ma mère m’a dit un jour : « Tu te rappelles, quand tu étais petite tu déchirais des publicités dans les magazines ». et quand j’ai fait le tri de mes pubs, j’ai remarqué que la majorité étaient autour du parfum. Donc j’ai débuté ma carrière dans une boîte de pub et en 2004 je suis venue à Dubai pour faire la thèse de mon Master et je me suis dit que c’est là que je voulais travailler. J’ai « jeté mon CV partout » comme on dit en libanais et j’ai fini par obtenir un entretien avec le directeur de Paris Gallery. Comme c’était un vendredi de Ramadan, tout était fermé, donc j’ai passé mon entretien d’embauche dans le lobby d’un hôtel. Trois mois plus tard, j’ai reçu trois offres : une dans l’horlogerie et deux dans les parfums, dont une dans la distribution et l’autre dans la vente, sauf que je ne suis pas une spécialiste des ventes. Pour être sur le terrain, il faut avoir et la passion et la patience et je ne suis pas une fille patiente. Je ne peux pas rester plantée toute la journée à attendre qu’un prince entre et m’achète pour 10 000€ de parfums pour atteindre mon objectif. Donc je me suis dit que la distribution serait plus intéressante. Quand je suis arrivée, on m’a donné une liste de 54 marques. Je n’en connaissais que 3. La directrice m’a donné une voiture et m’a dit : « Tiens, va explorer les marques » Pendant plusieurs années je me suis occupée du brand management mais aussi du training jusqu’en 2012 quand j’ai quitté Paris Gallery pour créer ma propre entreprise, puis en 2017 j’ai du retourner à Beyrouth pour des raisons personnelles avant de revenir à Dubai et de travailler avec Plethora.
A.H. - Qu’est-ce qui te touche justement dans le parfum ?
J.A. - C’est cette sensation de bien être qui t’enveloppe. Par exemple, je n’ai jamais eu de coup de cœur avec un parfum, parce que j’en ai toujours eu plusieurs dans ma vie. Et dernièrement j’en ai eu un nouveau avec Dolce Amalfi. Au début je ne l’ai pas trop compris, je trouvais ça très orangé, très gâteau, très confit mais quand je suis sortie et que j’ai senti cette sensation de chaleur autour de moi, j’ai compris que je sentais cette aura qui m’enveloppait en entier. Et c’est ça que je cherche. J’ai besoin d’un parfum calme. Quand j’étais en formation à New York chez Bond n°9, j’étais enceinte de Jaemia et il m’est arrivé une chose étrange. Avec Laurice [NDLR : Rahme, créatrice de la marque] on s’est installées à une table avec tous ses parfums et une fois que tu as isolé les cinq que tu préfères, elle te fait un mélange. C’est un parfum que j’adorais, que j’aimais, que je portais tous les jours mais le lendemain de mon accouchement, je n’ai plus pu le sentir. Puis quand j’ai du quitter Dubai et revenir, j’avais changé de goût en parfums. Avant je n’aimais pas les gourmands, maintenant oui. On change, la personne change. Pour chaque étape de ta vie, tu as un parfum.
A.H. - Tu parlais tout à l’heure d’aura. Penses-tu que le parfum ait une influence sur notre aura, justement ?
J.A. - Le parfum ça t’aide à faire bonne impression. Je suis une très mauvaise personne pour parler de ça parce que si tu me regardes, que ce soit au niveau de ma tenue ou ma façon d’être, je suis très cool. Les gens n’aiment pas trop ça. Ils veulent le costume tiré à quatre épingles, pas de baskets etc. mais j’ai appris que pour pouvoir bien faire mon travail, il fallait que je sois à l’aise avec ce que je porte, avec qui je suis et la façon dont je me comporte. Que ça leur plaise ou non, je m’en fiche. Pour te répondre, oui l’aura est importante, surtout ici. Si tu regardes, les femmes sont toutes en noir et les hommes en blanc. Qu’est-ce qui va différencier un homme d’un autre, à part sa montre et sa voiture ? Son sillage, son aura. Au-delà de ça, un parfum peut à lui seul me mettre très à l’aise. Dernièrement, un ancien client m’a offert un de ses nouveaux parfums, Eirini, ça veut dire paix en grec [NDLR : De la marque Eter Story] Quand je le porte, je ne peux pas ne pas sourire. Dès que je le mets, j’ai un sourire idiot qui s’accroche à mon visage. Ca me donne une telle joie de vivre, je n’avais jamais ressenti ça avant.
A.H. - Dans ce cas, un parfum pourrait-il aider quelqu’un à mieux s’accepter tel qu’il ou elle est ?
J.A. - Je n’ai pas eu d’autre expérience similaire à celle avec Eirini mais je me souviens de clients me disant : « Quand je porte Love de Kilian, j’ai envie d’être aimé » et au départ je ne les comprenais pas avant de vivre cette expérience moi-même. Un bon parfum doit te donner un boost, il doit te donner envie de faire des choses. Quand j’étais à Paris alors que mon pied me faisait très mal, je suis passée au Bon Marché et j’y ai senti un parfum qui m’a donné envie de continuer ma journée alors que je comptais prendre un taxi et rentrer chez moi. J’ai fini par rester debout jusqu’à onze heures. Ca m’a fait oublier ma douleur.
A.H. - C’est très intéressant. Il y a des parfums comme ça qui t’ont permis de surmonter certaines épreuves dans ta vie ?
J.A. - Non, c’est tout le contraire. Ca ne m’a pas aidé, ça m’a bloquée.
A.H. - Comment ça ?
J.A. - C’était le parfum que mon mari portait. Quand on s’est séparés, je n’avais plus envie de sentir cette odeur et dès que je le sentais, évidemment je l’associais à lui. Il m’a fallu longtemps avant de dépasser ce sentiment. Ca m’a vraiment bloquée, je ne me sentais pas à l’aise autour de ce parfum, de cette famille olfactive. Je ne voulais même pas être autour de quelqu’un qui portait du vétiver parce que j’aurais eu du mal à faire confiance à cette personne. Tout ça était de manière inconsciente. Un jour ma sœur m’a dit : « Tu as remarqué que tu n’aimes aucun parfum avec du vétiver » et aussitôt j’ai compris et suis passée à autre chose. Quand tu sais quel est ton problème, tu le dépasses.
A.H. - Dirais-tu que le parfum agit sur nous de manière inconsciente ? Qu’il peut nous influencer ?
J.A. - Tu sais, j’ai un enfant à besoins spéciaux. Chaque fois que je veux tester un parfum, je l’essaye avec elle. Elle a l’habitude, elle a commencé à sentir mes parfums depuis qu’elle a un an parce qu’elle me voyait faire. Il y a quelques temps, j’avais quatre bouteilles et j’ai voulu voir celle qu’elle aimerait. J’ai jeté les trois autres. Pour ces enfants qui ne parlent pas, qui n’arrivent pas à s’exprimer, le parfum est simple : il est réconfortant ou il ne l’est pas. Parce qu’il leur manque un sens. Mais c’est instinctif, ils n’aiment ou ils n’aiment pas.
A.H. - Est-ce que le parfum vous a permis de nouer ou de renforcer votre relation avec ta fille ?
J.A. - Oui. Le matin quand elle était plus jeune, je lui mettais son parfum avant qu’elle n’aille à l’école. Au fur et à mesure, ça instauré un moment privilégié avec elle. D’ailleurs j’adorais tellement son parfum que j’en ai acheté une dizaine de bouteilles, et mis une dans chaque sac, pour que je puisse la sentir chaque fois que je voyage. Avant j’étais jeune mère, toujours prête, c’est moi qui allais la réveiller. Maintenant je dors et c’est elle qui vient me réveiller et si j’ai oublié de la parfumer un matin, c’est elle qui vient m’apporter la bouteille pour que je le fasse. C’est devenu un rituel pour elle. C’est très beau, d’autant plus pour un enfant qui ne comprend pas totalement ce que ça signifie. C’est touchant de voir qu’elle se rappelle des gestes.
A.H. - Tu penses que le parfum pourrait justement aider d’autres enfants à besoins spéciaux ?
J.A. - Quand je travaillais à mon compte, j’ai travaillé sur quelques projets en lien avec les enfants. Un notamment où on a fait des cadeaux de naissance en imprimant le nom de l’enfant sur une bouteille de parfum que la mère avait senti le jour où elle a su qu’elle était enceinte. Une bouteille de parfum peut signer un moment et je veux travailler sur cet aspect. Je rêve aussi d’un projet pour allier les dessins de ces enfants à besoins spéciaux à des parfums.
A.H. - D’où t’est venue l’idée de lier des dessins d’enfants à des parfums ?
J.A. - Parce que ces enfants qui ne parlent pas ne vont pas te dire un mot. La majorité s’exprimera par des dessins. Ils sentent, ils voient, ils touchent mais ne parlent pas. J’ai parlé de ce projet à l’école de ma fille et je leur ai dit d’ailleurs que je ne voulais pas toucher d’argent dessus, ils me rembourseront les coûts de production et le reste, je veux le donner à l’école pour qu’ils portent le projet et le fassent vivre.
A.H. - Ca a du sens, pour toi, de soutenir ces initiatives ?
J.A. - Oui. Je me souviens d’un événement que j’ai planifié pour Clive Christian. Ca faisait deux ans que je voulais qu’ils m’apportent une bouteille du « Most expensive perfume in the world » et un jour on m’appelle et on me dit « C’est bon, je peux te l’avoir pour dans deux semaines ». Sauf qu’il me fallait plus de deux semaines pour avoir l’autorisation du Dubai Mall mais c’était ça ou rien alors j’ai accepté et j’ai réfléchi à quoi faire et comment justifier un événement qui se prépare des mois à l’avance. Je suis allée voir la publicitaire avec qui on travaille d’habitude et elle m’a dit « Désolée, je suis occupée sur ces dates » donc j’en ai trouvé une autre qui m’a dit : « Je peux mais on ne travaille que sur des projets à retombées caritatives ». Et j’ai eu l’illumination. Je me suis dit qu’on allait donner 10pc de nos recettes à l’école de ma fille. Et l’événement a été un vrai succès !
A.H. - Tu te donnes beaucoup pour cette école on dirait.
J.A. - Oui et depuis ça m’a permis de nouer une relation très spéciale avec l’école qui justement m’appelait toujours dès qu’elle avait besoin d’aide. Un jour le directeur m’appelle et me dit : « On organise un dîner, on a besoin de trois cent cadeaux pour les invités ». A l’époque, ça faisait deux ans que je travaillais avec une marque, L’Arc, et il se trouve qu’il était en train de retirer ses anciens flacons du marché pour laisser place aux nouveaux. Je l’ai appelé et je lui ai demandé s’il comptait vendre ses anciens et à combien je pourrais les acheter. Il m’a demandé, je lui ai expliqué et il m’a répondu : « Si c’est pour l’école de ta fille, je te les offre ». Donc il a offert trois cent produits en cadeau. Le dîner s’est très bien passé, les invités étaient contents et le directeur vient me voir à la fin de la soirée pour me demander comment il pouvait me remercier. A l’époque je vivais encore entre Beyrouth et Paris et je lui ai dit : « Moi je ne veux rien, mais Jaemia veut retourner dans son école » et il faut savoir que leur liste d’attente dure trois ans. Un mois plus tard, je reçois un e-mail me disant : « Jaemia peut retourner à l’école dès la rentrée ». Et j’ai vraiment ça sans y penser, je n’avais même pas en tête l’idée qu’il vienne me proposer quoi que ce soit. Tu sais, honnêtement, je suis une bonne personne, je ne fais de mauvaises choses. J’ai un ange à la maison, je le sais et je sais aussi que c’est ma mission ici. C’est dur à accepter parfois, tous les jours je me demande : « Tiens, qu’est-ce qu’elle m’aurait dit ». Et elle aurait été très marrante parce que je suis un peu crazy. Parfois je regarde le Ciel et je dis à Dieu : « Accorde-moi, un jour, de pouvoir discuter avec elle » Mais en attendant ce n’est pas possible alors je fais ce que je peux pour elle…pour son bien.
Propos recueillis par Alexandre Helwani