Cardamome : la Reine de la Paix
Mes fous en sens,
Que n’avons-nous pas salivé en sentant Remember Me, de la très talentueuse Cécile Zarokian –dont la Critique est disponible ici. S’il sent les soirées dubaïotes et le silence embaumé de fragrances de jasmin et de frangipanier, il sent aussi la cardamome, la peau, le lait. Et c’est bien ce qui nous a inspiré cet Aperçu. Ce parfum ou plutôt son départ caractéristique de cardamome.
Car il est vrai que la cardamome reçoit de nouveau les faveurs des parfumeurs. Oubliant son camphre, son poivre, on découvre sa profonde chaleur, sa fraîcheur épicée, ce chaud-froid qui hérisse le poil et élève l’âme. Quiconque a bu un café au coin d’une dune connaît ce parfum. Quiconque a reçu des mains d’un sheikh, sous le coruscant regard du soleil de Sharjah, un morceau de sago connaît ce parfum. Quiconque a bu un karak tea sous les halles épicées du Souq des Encens, connaît ce parfum. Quiconque a vécu dans les déserts, dans les villes ; quiconque a arpenté les kilomètres d’asphalte, gravi les montagnes, avalé les dunes ; quiconque a séjourné près des ouvriers ou des princes ; quiconque enfin a vécu dans le Golfe – connaît ce parfum.
Outre l’oud, l’ambre et la rose, il n’est rien qui évoque mieux cet Orient extravagant que la cardamome. Et comme toujours, nous nous sommes demandé : pourquoi ? Pourquoi ce fascinant attrait pour cette épice ? Pourquoi la cardamome est-elle d’ailleurs la Reine des Épices ? Que cache-t-elle sous sa cosse ?
Du karak au café et des souqs aux palais, allons ensemble mes amis, allons découvrir comment la cardamome a gagné son nom de Malkasédech – la Reine de la Paix.
La Reine de la Paix est avant tout la Reine des Épices car le poivre est son Roi. Terriblement prisé par les Romains, malgré « sa détestable aigreur » pour reprendre les mots de Pline l’Ancien dans son Historia Naturalis, le Poivre-Roi se trouvera une Reine au moment où les Arabes découvriront la côte malabare, sa terre natale. Il n’en faudra pas plus pour que les Romains en tombent éperdument amoureux et tissent un lien entre cardamome et Arabie.
Si donc son statut de Reine des Épices est assez clair, il est légitime de se demander pourquoi nous avons pris la liberté de la qualifier de Reine de la Paix. Il faut pour cela remonter, comme toujours, à ses origines. Bien avant les Romains, on la trouve citée dans les Védas – on la jetait alors dans les feux sacrificiels, en offrande aux dieux, en présence d’Agni. Cette pratique et cette présence de la cardamome lors de serments prêtés devant les dieux sont restées très ancrées dans la culture hindoue –et zoroastrienne accessoirement. En effet, les yajnas –les feux sacrificiels- sont toujours pratiqués lors de mariages et les Sindhis y jettent toujours des graines de cardamome. C’est là, devant les dieux, que les époux se promettent l’un à l’autre, la Reine des Épices scellant l’alliance devant les sphères célestes.
Car oui, la cardamome a toujours été symbole d’alliance. Depuis Zoroastre, elle occupe aussi une place symbolique dans les mariages perses, le futur époux offrant à sa fiancée des grains de cardamome enveloppée dans de la soie. Ce n’est donc pas étonnant si elle est aujourd’hui signe d’hospitalité chez les Arabes.
Quittant le domaine spirituel, on lui trouve au Moyen-Âge islamique, des vertus médicinales. On la dit bonne pour les maux d’estomac, fortifiante en cas de fièvre, combattant vertement l’apathie mais on n’y fait étrangement pas mention de son parfum qui a enivré des dizaines de civilisation pendant autant de siècles. Jusqu’au XVIème siècle, lorsque le café, sortant des monastères soufis du Yémen, contaminera la péninsule Arabique et le reste de l’Empire Ottoman.
Cette association des deux amertumes, du café et de la cardamome, n’a pourtant pas trouvé ses origines au Yémen mais en Éthiopie voisine. Là, sur les hauts plateaux, le café était aussi important que le thé l’est au Japon. Au cours d’un rituel fastidieux, incluant prières et fumigations, la maîtresse de maison ajoutait au café qu’elle torréfiait quelques graines de cardamome. C’est ce goût et cette tradition qui passeront la Mer Rouge et atterriront dans les cellules soufies. Mais alors qu’est-ce que ces mystiques trouvaient de si bon à cette alliance de la cardamome et du café ?
Disons d’emblée : le rituel en lui-même car il fallait se concentrer et donner la sève de soi-même pour obtenir un bon café à servir à ses invités. Trois à quatre heures d’un labeur demandant patience, précision – pour le servir à ses invités. Ce rituel était analogue à l’ascèse des soufis, à leur quête d’absolu, à leur essorage d’eux-mêmes pour être remplis de Dieu.
Nous pensons aussitôt à ces lignes dans l’Ayurvéda qui donnaient à la cardamome la propriété d’ouvrir l’esprit, de le recentrer et de l’aider à abandonner les soucis du monde. Propriétés que les soufis ont sans doute vécus dans leur chair.
Ce n’est donc pas étonnant que dans le monde Arabe, on l’offre avec le café lorsque l’on reçoit un invité : pour abandonner les soucis du monde et renouveler les amitiés ébréchées.
Oh quelle merveille que cette épice assumant sa vocation à l’insu des hommes ! Car voici que cette épice s’est immiscée dans toutes les cultures d’Orient, tantôt signe d’amour, tantôt signe d’hospitalité, tantôt signe de paix à la recherche de Dieu.
Malchasédech, Reine de la Paix car son parfum est à la fois signe et source de concorde entre ceux qui la boivent dans leur café. Son odeur m’évoque les rires de mes tantes, les blagues de ma grand-mère, la sévère paix de mon grand-père. Elle m’évoque les retrouvailles en famille et les embrassades sans fin. A moi comme à tous ceux de cette terre qui a depuis des millénaires été infusée de son parfum – de son pouvoir secret ; comme tous ceux de cette terre qui sommes les sujets de notre Reine.
Malchasédech, Reine de la Paix car elle est résume toutes les cultures qui l’ont connue : elle est hindoue, aryenne, arabe, éthiopienne. Elle est signe d’une union et d’une concorde entre les peuples, car aujourd’hui, tous se retrouvent autour d’un karak : le sheikh comme l’ouvrier boivent et aiment, attablés, leur thé à 1 dirham. L’immigré comme la jeunesse dorée ; l’expatrié comme le joaillier – autour de ce thé au parfum de cardamome, il n’y a plus de classes, il n’y a plus d’argent, il n’y a plus de temps. Soie blanche et bleu de travail se côtoient, se sourient, s’échangent blagues et bénédictions, l’espace d’un instant. L’espace d’un karak thé.
Malchasédech, Reine de la Paix car comme Melchisédech, elle n’a ni père, ni mère, ni nation. Elle n’appartient à aucune époque, à personne, à aucune nation. Il est ironique de remarquer qu’elle est toutefois commune à tous ces pays qui aujourd’hui se livrent bombes et guerres.
Cardamome, la Reine de la Paix. Pourrait-elle être la clef apportant à cette région, la paix ?
Pourrait-ce être aussi simple que de partager un café,
Un karak thé…