La face cachée de la vanille
Mes chers fous en sens,
L’Aperçu de ce jour, vous l’aurez deviné –si vous avez lu la Critique de la semaine dernière ici- parlera de la vanille. Oui, car nous avons constaté que nous avons oublié ce qu’est, vraiment, la vanille alors, partant de ce constat, nous avons décidé d’explorer les origines de la vanille, sa signification symbolique et mystique, en un monde où elle n’évoque plus que glaces, que douceurs, que madeleines.
Car autrefois la vanille, c’était tout autre chose. Profitant alors d’un regain d’intérêt pour cette belle dame sulfureuse, explorons ensemble son histoire et sa face cachée, plus sombre, plus mystérieuse…plus ténébreuse.
C’est en explorant d’anciennes recettes de philtres magiques que nous nous sommes posé la question car la vanille y est toujours liée au désir. Aleister Crowley, dans sa classification des ingrédients, associait la vanille à Vénus ainsi qu’au pouvoir et à la luxure tandis qu’ailleurs on la trouve souvent mentionnée dans des recettes de philtres d’amour ou de rituels pour obtenir puissance et volonté. Partant de cette étonnante association, nous avons voulu remonter l’histoire de la vanille, pour mieux la comprendre, la connaître, l’appréhender. Pour mieux l’utiliser.
De fait, la vanille a toujours été associée à l’amour. On semble l’avoir oublié aujourd’hui, mais toutes les traditions –qu’elle soit aztèque, indienne ou européenne- associent inévitablement la vanille à l’amour, au plaisir. L’orchidée, fleur qui donne la vanille, nous vient du grec orchis, signifiant testicule tandis que le mot « vanille » lui-même est une déformation du latin « vaina », signifiant probablement vagin. Les Espagnols, peuple ô combien savant dans les choses de l’Amour, dès qu’ils ont eu découvert cette épice l’ont aussitôt associée à la sexualité.
Il se trouve que la vanille a toujours été cultivée par un peuple mésoaméricain, les Totonac. L’histoire de ces derniers est intimement liée à leur fruit favori, lequel, disent-ils, coule dans leurs veines. La tradition Totonac rapporte l’histoire mythique de la vanille en deux versions totalement différentes mais qui montrent le lien qu’ils faisaient entre vanille et amour.
La première rapporte que Xanath, fille de la déesse de la fertilité, serait tombée amoureuse d’un mortel. Ne pouvant l’épouser et parce qu’elle ne pouvait descendre dans le monde en gardant son apparence de déesse, elle choisit de se transformer en plant de vanille, afin de rester sur Terre, donnant chaque année un fruit à l’odeur délicieuse pour rappeler à l’humanité que l’Amour est bon.
La deuxième est en revanche plus violente et sans doute plus proche de notre propos. Durant le règne de Tenitzill III naquit Tzacopontziza, une princesse d’une beauté jamais encore vue sur la Terre, d’où son nom qui signifiait Étoile du Matin. Son père, désirant ardemment la protéger, la confia au temple de Tonacayohua, déesse de la fertilité, qui ne pouvait être servie que par de jeunes femmes vierges ayant fait vœu de chasteté. Cela n’empêcha pas Zcotan-oxga de tomber amoureux de Tzaconpontziza. Le Jeune Bouc –c’est ce que son nom signifie- kidnappa donc la jeune femme et s’en alla avec elle dans les montagnes. Les prêtres finirent par les retrouver et, montant à la montagne, ils les tuèrent.
Plus tard, arbre poussa au lieu du sacrifice et à côté de lui une orchidée splendide, dont les feuilles venaient se reposer sur le tronc de l’arbre, comme la tête de l’épouse repose sur l’épaule de l’époux. Alors que l’aube se levait et que l’étoile du matin brillait encore dans le ciel, l’orchidée ouvrit ses pétales et diffusa un parfum paradisiaque. Le peuple était persuadé que l’arbre naquit du sang des deux amants et en fut convaincu quand, neuf mois plus tard, la fleur donna un fruit au parfum délicieux. La vanille fut alors déclarée sacrée et offerte aux dieux de l’Amour.
Nous sommes bien loin des vanilles mièvres de nos pâtisseries. Les conquistadors eurent sans doute vent de cette légende et considérèrent la vanille comme un aphrodisiaque. Car la vanille, à son arrivée en Europe, n’était pas vue comme autre chose qu’un médicament. Si les Aztèques en mettaient dans leur chocolat, c’était avant tout à titre médical, car elle était considérée comme un stimulant, et non pour ses qualités gustatives.
Ironie ou génie de l’histoire, c’est une autre princesse vierge qui popularisera la vanille en Europe, en la personne d’Elizabeth I. Son docteur lui en ayant prescrit, elle en tomba aussitôt folle amoureuse au point d’en mettre dans tous ses plats et boissons jusqu’à sa mort. C’est donc par la gourmandise de Gloriana que cette épice passa de la sphère médicale à la sphère culinaire, oubliant sa propre histoire jusqu’à n’être plus qu’un synonyme de douceur et de sucre.
La vanille passait du mythe à l’antimite.
Alors que nous assistons à un regain d’intérêt pour les matières premières naturelles, il nous semble crucial de nous intéresser d’autant plus à celles que nous pensons connaître. La vanille, par son histoire, par son caractère, par la multiplicité de ses facettes, nous rappelle avant tout à une certaine humilité – celle que nous ne savons rien. Mieux connaître de tels ingrédients, c’est apprendre à mieux appréhender le monde qui nous entoure, à renverser la connaissance que nous pensons en avoir, à défaire les associations erronées que nous avons créées ou plutôt, à voir plus loin qu’elles.
Plus loin, c’est se rappeler de la vanille forte, caractérielle, charnue, charnelle, cuirée. Plus loin, c’est de chercher à retrouver une vanille fidèle à sa tradition, passionnelle, passionnante, sanglante aussi. C’est retrouver le goût d’un Amour qui dérange les idées préconçues, d’un Amour qui vous arrache à votre temple de certitudes pour vous emmener en haut de la montagne de l’inconnaissance, de l’inconnu, de l’abandon.
La vanille n’est pas tant le symbole du désir pour le désir, mais de l’abandon pour l’amour. Ce n’est pas le symbole de la folie du Jeune Bouc mais de son renoncement à une vie de prince pour une éternité passée aux côtés de son être aimé. C’est le renoncement de la déesse qui, abandonnant sa divinité, se transforme en fleur pour être auprès de son bien aimé. C’est l’Étoile du Matin qui pardonne à ses bourreaux en leur offrant le fruit de son Amour, d’année en année.
La vanille, enfin, c’est la force. La force de l’Amour, la volonté de l’Amour. Aleister Crowley, hélas, avait sans doute oublié le mythe qui donna ce fruit au monde et comme le conquistador débarquant dans le temple, il déracina la plante et la dévisagea et l’Amour devint luxure.
N’oubliez pas, mes fous en sens, lorsque vous sentirez une vanille, le sacrifice merveilleux qui nous l’a concédée.