Les parfums de l'Inde mythique

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Mes fous en sens, 

 

Notre dernière critique –que vous pouvez toujours lire ici- nous a fait voyager dans l’Inde de Pushkar, Brahma et Kamala ; nous y avons senti les parfums de cannelle, d’oud, de muscade et de rose et c’est la raison pour laquelle notre Aperçu de cette semaine porte sur les parfums de l’Inde antique, de l’Inde védique, de l’Inde des dieux et des mythes ; des héros et des guerres.

 

L’Inde et les parfums sont intimement liés. Des Ayurvédas jusqu’aux princes moghols, le parfum a toujours fait partie et façonné la culture indienne –fût-elle védique, hindoue, bouddhiste ou musulmane. Déjà, dans le Mahabharata, Durodhyana fait-il mention de lourds tributs de parfums, de bois de santal et d’aloès. Ailleurs, une recette d’encens dédié à Shiva ajoute à l’encens et au miel des ingrédients hermétiques tels que l’instable, le lourd, l’ongle ou le nuage de pluie. La littérature ancienne regorge d’allusions aux parfums, qu’il s’agisse de Rambha dont le visage a « la saveur du parfum de la fleur de lotus » ou des plateaux boisés où poussent le santal, l’aloès et le manguier qui s’étalent sous les yeux de Gautama ou encore de l’air chargé des odeurs de patchouli, de fleurs et d’encens  – l’Inde est une terre saturée de senteurs. Un chant populaire telegou dit encore, tandis que Sita séduit Rama : « Fragrance des feuilles de bétel sur les draps ; fragrance des noix de bétel sur les draps ; fragrance de fleurs sur les draps ; fragrance du musc sur les draps ».

 

Cette terre qui a donné naissance au santal, au mitti, à l’attar, à la rose gulab et au jasmin de nuit, d’où tient-elle cette tradition ? Quelle symbolique accorde-t-on à ces parfums, quel a été leur usage ? Notre Aperçu se penchera avant tout sur l’aspect spirituel du parfum en Inde, sur son rapport au monde d’en-haut. A travers le camphre, le jasmin et l’aarti, entrons ensemble dans l’Inde des parfums.

 

« Je suis le parfum sacré de la terre » - Bhagavad Gîta, VII. 9.

 

C’est autour de ce verset que s’est articulée notre réflexion. Dans la Bhagavad Gîta, Krishna révèle ses secrets et les secrets de la compréhension du monde à Arjuna. Lui qui est le « son dans l’éther » et la « saveur dans les eaux » ; lui qui est de l’univers entier « l’origine et le terme » ; lui qui est la « vitalité de l’homme » ; il se présente comme étant le « parfum sacré de la terre ». Ce seul verset dit bien plus qu’on ne le pense du lien et du sens profond que l’Inde entretient avec les parfums.

 

Sens historique mais sens profondément mystique car s’il est une chose commune à presque toutes les religions, c’est bien leur rapport aux parfums et plus précisément à l’encens.

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Quel est l’encens des Indes ? Il est multiple. Il y a deux dynamiques dans l’offrande d’encens aux dieux. La première est ascendante, c’est celle des judéo-chrétiens que l’on peut résumer par ce verset des Psaumes : « Que monte ma prière comme l’encens devant toi. Suivant ce mouvement, l’homme utilise la fumée d’encens comme le vecteur de sa prière et de son sacrifice. La seconde dynamique est descendante, c’est celle des Égyptiens : l’encens est la manifestation dans le monde physique de la réalité du monde subtil, c’est la manifestation des Dieux dans le Temple. Nous aurons tout le temps d’explorer ces deux dynamiques dans d’autres aperçus.

 

Le sacrifice d’encens, du temps des Védas, était relativement austère. On ne cite que très peu de parfums, l’aloès et le guggul surtout –une cousine de la myrrhe- dont la légende veut qu’elle soit la chair du dieu Agni. A ces offrandes d’encens s’ajoutaient d’autres offrandes odorantes : d’ordinaire, les fidèles cuisinaient puis brûlaient des gâteaux afin que la fumée monte vers les dieux. On comprend donc que les dieux ne consommaient pas l’offrande au lieu du sacrifice mais plutôt se contentaient d’en recevoir le parfum. Quoique le Rig-Veda fasse mention d’Agni comme porteur des offrandes humaines jusqu’aux demeures célestes en ces termes : « Place ce sacrifice parmi les dieux au paradis ».

 

Pour mieux comprendre, attachons-nous à un exemple tiré du Mahabharata. Le Roi Yayati, ayant été banni du paradis à cause de son grand orgueil, s’approchant des portes du paradis sentit la fumée venant d’un sacrifice que l’on célébrait sur terre. « Ce Roi, le seigneur de la terre, s’accrochant à la rivière faite de fumée connectant les cieux à la terre, comme le Gange en mouvement ; ce Roi descendit parmi les quatre glorieux. ». On voit ici comme la fumée de l’encens est littéralement considérée comme un lien, un chemin, une rivière en mouvement connectant la terre au paradis des dieux.

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Il faut surtout comprendre que ce qui lie les hommes aux dieux n’est pas tant la fumée que ce qui voyage PAR la fumée, ce qui reste après la fumée. Le parfum, en somme. Dans l’Inde védique, comme dans le bouddhisme, l’odorat est le seul sens qui permet à un être de participer à l’essence d’un autre à distance – c’est parce que les molécules odorantes du parfum montent jusqu’aux dieux qu’ils peuvent prendre part au sacrifice. Cette participation à l’essence anticipe une participation à l’essence divine. C’est aussi pour cela que l’Inde, plutôt que de les brûler, se contente d’offrir des guirlandes de fleurs aux divinités nombreuses. L’emphase n’est pas placée sur le fum mais sur le parfum. C’est par lui que le sacrifice s’élève de la terre jusqu’au paradis.

 

Les fidèles se sont alors évertué à trouver les parfums les plus agréables pour les sacrifier : jasmin, rose, oud, santal, guggul et camphre envahissent dès lors les recettes d’encens et étouffent les cours des temples. Ces sacrifices d’agréable odeur nous paraissent peut-être évidents, mais ils disent quelque chose de plus subtil sur le monde : le bien et le beau sentent bon, tandis que le mal sent mauvais. Cela est une réalité qui dépassait le simple cadre des sacrifices.

 

Le Mahabharata nous renseigne sur cet aspect lorsque le fils de Dharma s’en vient retrouver sa famille dans un royaume infernal. C’est son parfum qui renseigne sa parenté de son arrivée : « A ta venue, il a soufflé une brise agréable, dans le sillage de ton parfum, qui nous a redonné la joie ». En cette terre maudite qui ne sentait que le cadavre et la malveillance, les Pandanas ont connu la venue de Yudhistira en sentant son parfum porté par le vent. C'est le parfum de sa bonté qui a dispersé le mal alentour et son odeur fétide, rendant la joie aux affligés. Il n’est plus là question de fumée mais de vent qui porte le parfum, qui n’est pas qu’un parfum physique, mais un parfum spirituel. En cette culture qui n’a jamais été désincarnée, il n’y a pas d’écart entre le spirituel et le matériel : la bonne odeur est celle de la vertu, la mauvaise est celle de la malveillance.

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Et c’est bien là un des sens de ce verset énigmatique « Je suis le parfum sacré de la terre » car ce que le français traduit par « sacré » -punya dans le texte sanskrit- signifie bien plus que cela. Punya, c’est la pureté, c’est le sacré, c’est surtout le bien. Le parfum sacré de la Terre, celui qui sature sa surface, n’est pas un parfum de jasmin ou de rose : c’est le suave parfum de la bonté. Certains auront noté la similitude entre ce verset et celui de la Bible où Jésus dit « Je suis le sel de la Terre ». Si le sel donne goût au monde, le parfum le rend agréable. On voit s’opposer deux visions du paradis : l’homme d’occident vit de bon pain et de bon vin, le paradis est le lieu où coulent nectar et ambroisie tandis que l’homme d’orient vit de bons parfums. Dans l’Inde des Védas, le sacré –le bien- se manifeste par de suaves fragrances ; dans la demeure d’Indra pousse le galant de nuit, cette fleur si chère aux hindous car ses feuilles rappellent la Trimurti –la trinité Brahma-Vishnu-Shiva.

 

Ce lien du bien et du bon nous mène à considérer un autre parfum on ne peut plus sacré : celui du camphre. Nous nous sommes toujours demandé pourquoi le camphre brûlait-il lors de l’aarti. Le guggul est lié à la chair d’un dieu, le jasmin à la trinité, le santal est bon pour l’Ajna chakra mais le camphre… Son odeur nous rappelle plus les hôpitaux que le paradis et pourtant, chaque jour en Inde, on en brûle par monceaux. 

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Le camphre est la meilleure synthèse de ce « sacrifice d’agréable odeur », ce sacrifice d’odeur de bien. Sacrifice car le camphre, en brûlant, ne laisse aucune trace. Cela signifie que l’homme, passé au feu de la divinité, consume ses vasanas, ses inclinations humaines, ses attachements à la matière, son ego, ses dernières barrières l’empêchant de faire un avec la divinité. L’homme consumé est consommé par le Seigneur. D’agréable odeur car ce n’est qu’en brûlant entièrement que le camphre dégage un doux parfum : c’est le parfum du don, du don de soi, du don entier de soi à l’autre. La condition pour sentir ce parfum est d’être entièrement offert aux autres : c’est le parfum du bien, de l’Amour pour son prochain.

 

Le vrai parfum de l'Inde mythique, ne serait-il pas celui de l'Amour ? Tout simplement...