JK de Lapp - L'Aventurier

JK de Lapp

JK de Lapp

Ce n’est pas souvent que l’on a la chance de croiser des personnes aussi douées et talentueuses que notre portrait de ce mois. Aussi passionné qu’il est humble, l’aventure de JK de Lapp semble tout droit sortie d’une de ces histoires que bon-papa raconte le soir au coin du feu. N’ayant rien à envier aux plus grands aventuriers et explorateurs de nos temps, ce Chasseur de Reliques parfumées nous a absolument fasciné alors que nous sommes tombé sur sa page Etsy par le plus grand des hasards. Nous avons découvert un monde nouveau, une dimension nouvelle du parfum et de l’histoire. C’est notre grande joie et honneur d’avoir pu nous entretenir avec JK de Lapp, le créateur de RisingPhoenix Perfumery et nez derrière Dodo, parfum déjà acclamé par la critique qu’il a réalisé pour Zoologist Perfumes.

Alexandre Helwani – JK, vous êtes un sacré personnage si je puis me permettre. Je me demandais comment vous en étiez arrivé à faire des parfums ? Est-ce que ca a surgi de nulle part pour ainsi dire ou était-ce une passion nourrie dès l’enfance ?

 

JK de Lapp – Vous savez, quand j’étais petit je pensais que je deviendrais soit archéologue soit marchand d’épices. Je n’ai jamais un jour imaginé être parfumeur. Je trouvais l’archéologie plutôt cool parce que ça voulait dire aller déterrer des trésors et en connaître plus sur des civilisations disparues et le commerce d’épices impliquait de voyager partout dans le monde. Plus tard, quand j’ai commencé à faire de la médecine chinoise, j’ai travaillé avec des plantes et je suis donc devenu marchand d’épices en quelque sorte.

 

A.H. J’imagine qu’il y a eu plus qu’un concours de circonstances pour en arriver là ?

 

JK.L.- C’est assez marrant en fait. Quand j’ai été diplômé de l’université en 2003, je pensais trouver un travail, toucher mon premier salaire, acheter une maison et soudain quand j’ai quitté l’école en 2003, il n’y avait plus d’emplois. Les seuls disponibles ne payaient pas ou alors pas assez pour pouvoir vivre. Beaucoup a changé après le 11 Septembre. Quand je suis sorti du lycée en 1999, le monde ressemblait à une chose et en 2003, en sortant de l’université, je me suis rendu compte que tous les espoirs avec lesquels j’ai grandis n’existaient plus. Je suis sorti d’école et me suis donc retrouvé au chômage, comme tout le monde. Beaucoup retournaient vivre chez leurs parents ou prenaient des emplois à plein-temps qui payaient mal. Étrangement, j’ai reçu une offre à Singapour mais mes parents m’ont dit : « Tu vas te faire arrêter ! Tu vas cracher dans la rue et ils vont te décapiter » et je leur ai dit « Ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche ». J’ai refusé l’offre et peu de temps après, j’ai eu l’opportunité d’aller en Chine et mes parents m’ont dit « C’est encore pire ! » et je leur ai répondu « Vous n’arrêtez pas de me dire qu’il faut que je me trouve un boulot, ça fait deux offres que je refuse ! ». J’ai dégoté un job dans une compagnie d’assurances jusqu’en 2005 et à ce moment, quelqu’un tournait un film à Atlanta et deux de mes amis avaient réussi à avoir un rôle dedans. Ils sont venus me voir et m’ont dit : « On sait que tu traverses une période un peu difficile mais ils tournent un film en ville, on s’est juste pointés et on a eu un rôle ». Ils m’ont donné le contact d’un directeur de casting, je lui ai envoyé un mail et n’ai jamais eu de réponse. Plusieurs mois s’écoulent et un mardi matin, à 7h30, je reçois un e-mail. Les trois années qui suivirent, je les passai à travailler à plein-temps pour la télé et le cinéma. J’ai tourné des publicités, joué dans des séries, c’était assez irréel.

 

A.H. – Je sens le prochain accident…

  

JK.L. – Oui, il y a eu la grève des scénaristes pendant que je travaillais. Elle a duré un an et demi. Je suis passé de l’emploi à plein temps à l’emploi à mi-temps puis à plus d’emploi du tout. A ce moment j’avais entendu parler d’une clinique chinoise à Atlanta et j’y allais pour des séances d’acuponcture et le directeur du programme est venu me voir et m’a demandé : « Comment ça se fait que tu en connaisses plus sur la médecine chinoise que les élèves qui sont ici ? » et j’ai répondu « Je ne sais pas, j’aime bien lire » et il a continué en disant « Oui mais tu sais des choses que personne ne sait ». Il m’a donc incité à m’inscrire et vers la moitié du second semestre, l’école a fermé. Je me suis dit : « Génial, je n’ai plus d’école ni de travail maintenant ! ». J’avais le choix entre trouver un nouveau job ou attendre la fin de la grève. Et je me suis souvenu qu’à l’université je voulais faire médecine donc quand l’école a fermé, je me suis mis à visiter un tas d’écoles de médecine dans le pays et j’ai déménagé d’Atlanta. Personne ne s’est rendu compte que j’étais parti pendant deux ans. Je recevais des coups de fil de mes amis qui disaient : « Hey, on est vendredi, tu viens boire un verre ? » et je leur disais : « Je ne vis plus à Atlanta » et ils me disaient « Comment ça tu n’habites plus ici ? Ca fait un bail qu’on ne t’a pas vu » et je leur répondais « Justement parce que je n’habite plus à Atlanta ». A l’école j’ai du apprendre des centaines et des centaines de noms de plantes et de substances médicinales et étant donné que j’étais d’Atlanta, j’ai tout de suite pensé à Coca-Cola.

 

A.H. – Surprenant…

 

JK.L. – On oublie que son inventeur était pharmacien. La formule d’origine est basée sur de l’eau de rose et des huiles essentielles. Vous connaissez Dr Pepper mais vous vous êtes déjà demandé qui était Dr Pepper ? Et Johnson and Johnson ? Et Listerine ? Donc je me disais : « Diplôme de pharmacien = créer plein de trucs » et je me suis vite rendu compte que l’industrie pharmaceutique se basait sur quelque chose qu’on oublie vite : les plantes. Je me suis dit que je pouvais soit devenir docteur soit devenir docteur et quelque chose. Et évidemment, il n’a pas fallu longtemps avant de savoir quel serait le quelque chose : le parfum me paraissait être le meilleur endroit pour commencer. J'ai d'abord cherché des matières pour de l'encens puis j'ai vite vu que les huiles qu'on en tirait servaient au parfum et avant même de savoir ce qu'était un attar, je mélangeais déjà des huiles. Je suis donc passé d'un gamin diplômé à une période pourrie à un parfumeur. RisingPhoenix a été lancée en 2011 mais j'ai attendu 2014 avant de mettre quoi que ce soit en vente.

 

A.H. - Et donc pourquoi ce nom ? Est-ce en rapport avec votre parcours justement ?

 

JK.L. - En fait, l'idée même de la marque est un jeu de mots. Rising Phoenix [le phénix renaissant] c'est la vie nouvelle qui naît d'un tas de cendres. Mon angle d'approche est de redonner vie à des choses anciennes. Vous savez, la médecine chinoise est incroyablement moderne. C'est une médecine très avancée mais on la perçoit toujours comme un reliquat du passé. Donc on arrive toujours à garder quelque chose de nouveau à partir de l'ancien. C'est pour moi un moyen d'éduquer mais aussi une source dans laquelle je peux aller puiser des informations. J'ai notamment créé un musc égyptien et pour être honnête, le musc égyptien est en général un parfum plutôt bas de gamme. Mon idée c'était qu'un a un concept pourri oui mais basé sur une idée plus ancienne. Et le musc égyptien doit à la base sentir comme la civette, puisque la civette est le musc africain. Historiquement, ils utilisaient même du musc d'alligators. On l'oublie souvent mais beaucoup d'animaux ont des glandes musquées, le fait est que leur odeur est souvent trop violente. On a même utilisé des ongles de crocodile pour fabriquer un musc que j'ai d'ailleurs pu sentir et c'est très intéressant.

 

A.H. - Comment est-ce que l'on se retrouve à sentir du musc à base d'ongles de crocodiles ?

 

JK.L. - Il y avait un homme qui doit être décédé maintenant, je ne sais pas, ça fait longtemps que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Enfin, il était en phase terminale et il m'a contacté parce que, vous savez, les personnes très malades ont tendance à sentir un peu mauvais donc il passait son temps à s'enduire d'oud et d'aromates et il brûlait tout le temps de l'encens pour couvrir l'odeur. Il voulait du oud, de l'attar, il n'avait pas d'argent, je me suis dit “Oui, comme tout le monde” et il a fini par me demander de lui créer quelque chose qui est devenu mon Attar Aziz. Je me suis donc retrouvé à Washington et l'y ai rencontré. Il m'a montré sa collection de matières amassées au fil des ans dont le fameux musc aux ongles de crocodile.  Je lui ai demandé ce que c'était et il m'a dit : “C'est fait avec des ongles d'alligator et du bois de santal” Ils les font cuire ensemble ! J'ai fait mes recherches et découvert que ça existait vraiment !

 

A.H. - Vous parlez pas mal de recherche. Est-ce crucial pour votre travail ou votre vie en général ?

 

JK.L. - Dans ce milieu d'ouds et d'attars, quand vous parlez de parfum en tant qu'occidental, ce n'est pas ce qui vous vient en premier à l'esprit. La plupart des Américains vont penser Chanel, ils ne pensent pas aux huiles. Ils connaissent le bois de santal mais ils ne savent rien du oud. Quand j'essaie d'éduquer des gens, je leur fais vraiment comprendre que la colonne vertébrale de l'histoire de l'encens et du parfum c'est à la fois le bois de oud et le bois de santal. Vous savez, l'oud a été utilisé en Occident depuis aussi longtemps qu'il l'a été en Orient mais dans un contexte plutôt méconnu. On en trouvait dans des encens d'église et presque personne ne sait que Louis XIV faisait nettoyer ses draps et ses vêtements dans de l'hydrolat d'oud. J'aime aller piocher dans l'histoire. Ça vous permet de sortir de votre zone de confort géographique et aussi de vous projeter hors de l'espace et du temps. Ça vous permet d'envisager certaines matières dans leur contexte, de comprendre ce qu'elles étaient mais aussi ce qu'elles auraient pu être. Imaginez le nombre de cultures qui sont à portée de main et desquelles on puisse s'inspirer. J'ai fait un parfum que j'ai appelé Jaipur dont l'idée était de recréer l'odeur du marché aux épices de Jaipur et un critique est devenu totalement fou en le sentant. C'est comme ça que je procède : un parfum, un concept sympa et je le fais.

 

A.H. - C'est intéressant que vous parliez de nouveaux espace-temps. Vos parfums sont tous rattachés à des histoires légendaires et sont tous très singuliers dans leur beauté. Comment expliquer leur succès compte tenu de leur différence, même au sein de la niche dont vous faite partie ?

 

JK.L. - Je ne sais pas comment je m'y prends mais ce que je fais est finalement à la fois exotique et familier pour ceux qui le sentent. Je pense que c'est en partie dû au fait que je relie ces parfums à un lieu et une époque. Aux États Unis, parce que les gens viennent de tous horizons, ils connaissent aussi les histoires de tout le monde, sans qu'ils aient forcément voyagé. Prenez Sicilien Vanilla. C'est un de mes premiers parfums, je l'ai créé quand j'étais encore en médecine. A l'époque j'allais dans un café italien tenu par un italien pure souche qui me disait toujours : “JK tu sens toujours tellement bon” et il adorait tellement Sicilian Vanilla que je lui en ai donné un flacon. Il le portait tout le temps. Arrive la période de Noël, il est reparti en Italie et quand il en revint, il m'a dit : “JK, t'as fait pleurer ma mère” et je me suis dit : “C'est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?” et il s'avère que sa mère de 90 ans était sicilienne. Quand il est rentré pour Noël, elle l'a pris dans ses bras et a dit : “Qu'est-ce que tu as mis ? Ça sent comme mon enfance”. Apparemment j'avais réussi à capturer l'odeur de la Sicile des années 1910. Alors que je n'y ai jamais mis les pieds. J'ai juste trouvé une formule pour un vieux tabac à pipe et l'ai refait. Donc oui, j'ai fait pleurer une vieille dame de 90 ans. J'ai eu la même chose avec Ghilaf-e-Kaaba. Vous savez il y a tout un imaginaire autour de la Mecque, des illustrations etc. et je voulais recréer le parfum du Ghilaf, le voile qui couvre la Kaaba. Ensar Oud s'est procuré une bouteille de mon attar et m'a demandé si j'étais certain de n'y être jamais allé ce à quoi je lui ai répondu que je n'y avais vraiment jamais mis les pieds. Et il m'a dit : “Ça sent exactement comme dans mon souvenir” . Et beaucoup de clients musulmans m'ont dit que ca sentait comme le Hajj. Encore une fois j'ai juste fait travailler mon imagination. La même chose s'est produite pour Dodo [prochain parfum de Zoologist Perfumes]. Je devais recréer l'odeur d'un animal disparu depuis des siècles...maintenant j'attends juste que quelqu'un me dit : “Hey, on a retrouvé un dodo, ça sentait bien ça”. C'est une question intéressante cela dit : comment capturer un souvenir que l'on n'a jamais vécu ?

 

A.H. - Une très bonne question. Que je vous pose donc...

 

JK.L. - Je pense que créer une connexion avec quelqu'un suppose d'apprendre à leur sujet, au sujet de leur culture, de leur histoire. Si vous pouvez communiquer et avez quelque intérêt commun, alors vous n'êtes plus des inconnus. Vous savez, j'aime vraiment cuisiner et ça fait tellement du bien de cuisiner pour quelqu'un et le voir de l'autre côté de la table apprécier son plat. Même si on ne parle pas la même langue, on s'en fiche, tout le monde mange. Ma femme est japonaise et je me souviens la première fois que l'on a reçu ses soeurs et leurs enfants à la maison. Les petits n'avaient jamais vu un homme cuisiner, ce n'est pas quelque chose de courant au Japon. Je faisais le petit déjeuner chaque matin et à chaque fois ses soeurs disaient “Comment est-ce que ça peut être aussi bon ?” . Et je me souviens avoir fait un “grilled-cheese”. L'aînée en croqua un bout, elle fit une tête...et elle se mit à pleurer. J'ai regardé ma femme, je ne savais pas quoi faire et elle m'a dit : “En tant qu'epouse, je cuisine ; en tant que chef, je cuisine. Personne ne cuisine jamais pour moi.”

 

A.H. - On dirait que vous faites souvent pleurer les femmes...

 

JK.L. - Non mais il y a une telle joie à tirer de ces moments là.

 

A.H. - Qu'est-ce que votre travail a de si différent qu'il fasse pleurer vos clients ?

 

JK.L. - Je pense que beaucoup de personnes ont acheté des parfums qui manquent de pep's, d'umami. Le mot umami veut dire “goûtu” en japonais. C'est ce qui fait passer un plat en deux dimensions à un plat en trois ou quatre dimensions. On a tous l'expérience de restaurants où la nourriture était fade, de films à l'écriture insipide, de musiques qui n'étaient que du bruit. Je pense que pour que quelque chose pétille vraiment, il lui faut de l'umami. Et pas seulement en bouche. Je veux que mes oreilles entendent l'umami, je veux que mes yeux voient l'umami, je veux que mes amitiés et mes relations soient umami. Ma femme me dit parfois que je suis trop umami. Disons que ma personnalité est aussi forte que je suis grand.

 

A.H. - Comment obtenir l'umami en parfum ?

 

JK.L. - Je pense que la base de l'umami en cuisine dépend autant de la qualité des ingrédients que de la technique. Mettre un oignon à bouillir, le caraméliser dans du beurre, dans de la graisse d'oie, le caraméliser et le déglacer à la liqueur : ce sont toutes des manières de cuisiner un oignon, toutes différents. Le parfum est semblable. A moins d'utiliser certaines techniques, il restera plat. Parfois quand je compose des huiles, je sens qu'il leur manque quelques gouttes de quelques chose mais la plupart du temps, sachant que j'utilise du bois de oud et du bois de santal, ils apportent naturellement l'umami à une composition. On peut vraiment s'amuser à utiliser des matières de fou qui amèneront un parfum à des lieux inatteignables aux parfums du commerce. En travaillant la médecine chinoise, on se rend compte que beaucoup de pathologies ont une source émotionnelle. Un des problèmes de l'homme moderne c'est qu'il ne prend plus part à des activités “basiques”. Personne ne chasse pour se nourrir mais cela reste un besoin que nous avons tous. Alors beaucoup satisfont ce besoin en faisant les emplettes, en allant à la “chasse” aux bonnes affaires. Je suis constamment a l'affût de nouvelles matières premières. Mes voyages autour du monde répondent de ce besoin inhérent qu'a l'homme de trouver quelque chose. Les parfums que je fais ont une histoire trouvent en ces histoires le lien manquant pour combler un vide en eux. En médecine, quand un patient arrive, vous sortez votre petite brosse et vous grattez la surface pour voir ce qu'il cache. Vous grattez un peu plus et vous trouvez quelque chose, vous le mettez de côté et continuez de creuser et quand enfin vous avez retiré une quinzaine de petits morceaux, vous pouvez reconstituer le puzzle  et dire : “D'accord, voilà ce qui ne va pas chez cette personne”. Vous creusez pour comprendre ce qui se passe en profondeur.

 

A.H. - Diriez-vous qu'en plus du marchand d'épices vous êtes finalement aussi devenu l'archéologue que vous rêviez d'être ?

 

JK.L. - Évidemment. C'est l'histoire que je fouille pour trouver mes idées.

 

Traduit de l'anglais par Alexandre Helwani