Musc et Islam : la voie esotérique

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Mes fous en sens,

 Notre Aperçu d’aujourd’hui va nous mener sur les traces d’une autre matière première, aussi renommée qu’elle est méconnue : le musc. Nous aurions pu écrire un billet sur ses origines, sur sa nature, sur ses nombreuses variétés, sur la multitude de ses usages en parfumerie ancienne ou moderne pourtant, nous avons tenté une approche différente du musc. Une approche historique certes mais surtout –comme à notre habitude- une approche spirituelle. On ne peut en effet décemment parler de cette sublime matière sans toucher à son aspect religieux car une chose est certaine : sans l’Islam, le musc n’aurait certainement pas acquis la renommée qu’il a aujourd’hui.

 

Le musc n’a jamais été autant vanté que dans le monde arabo-musulman. Certes, Kalidasa le mentionnait déjà dans son Ritusamhara, mais l’Inde a accordé plus de valeur à la fraîcheur immaculée du camphre qu’à la noirceur animale du musc – vous pouvez toujours lire à ce sujet notre article sur les Parfums de l’Inde védique.

 

Partant de ce constant, nous avons souhaité comprendre pourquoi. Pourquoi le musc a-t-il une telle place dans les poèmes persans ? Pourquoi a-t-il été tant vanté par les commentateurs musulmans ? Pourquoi est-il presque intrinsèque à l’Islam, au point qu’on ne puisse imaginer quelque rituel sans musc, au point que le mot « musc » même soit devenu synonyme de bonne odeur et de parfum ? Ensemble, mes fous en sens, partons à la découverte de la Voie Esotérique du Musc.

 

Il faut d’emblée reconnaître combien le musc est peu mentionné dans les littératures, quelles qu’elles soient. Originaire, notamment, de l’Himalaya –s’agissant du moschus leucogaster- le musc est étonnamment absent des Vedas et de la littérature sanskrite. La tradition védique en parle certes mais pour signifier l’homme se perdant dans les plaisirs mondains. En effet, on disait alors que l’animal, enivré par sa propre odeur, courait excité par monts et par vaux à sa recherche, sans penser à rentrer en lui-même pour la trouver. Comme toujours en Inde, le bon parfum est intérieur, c’est celui de l’âme. Nous verrons que cette dynamique du retour en soi-même, cette métanoia chère aux orthodoxes, n’est pas absente de l’Islam. Contentons-nous pour le moment de constater que le musc, si l’on savait d’où il venait, ne jouissait pas d’une renommée aussi grande que la rose, la myrrhe, l’encens ou les autres épices et parfums venus de l’Extrême-Orient.

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 S’il est vrai que Kalidasa, au IVème siècle, en parle dans le Medhaduta, c’est toutefois pour désigner : « la crête rocheuse de l’Himalaya, où la senteur du musc jamais ne se perd ». A la même période, on le trouve mentionné dans des lettres sogdianes, dont une listant une cargaison à destination du Moyen Orient. C’est aussi la raison pour laquelle le musc sera longtemps associé au Khotan, contrée limitrophe de la Sogdiane, suffisamment lointaine pour exciter le désir d’exotisme des poètes arabes et persans.

 

Car quiconque a lu la poésie persane connaît le musc et combien il y est synonyme de beauté d’un outre-monde, d’une passion irrésistible. « Ta chevelure a rempli, de musc, le sillage ; et ton visage a rempli le monde de lumière », dit Manjik Tirmizi (Xème siècle). Ailleurs, Masud Sa’d (XIème siècle) dit « Aucun musc de Khotan n’a le doux arôme de tes cheveux. » et plus tard encore, Saadi (XIIème siècle) dira dans son Jardin de Roses : « Es-tu musc ou ambregris car je suis enivré par ton odeur ? ». Beauté certes mais loin d’une beauté extérieure. Le musc est le parfum de l’intime, de la beauté que l’on découvre au détour d’un coup de vent ; celle qui se laisse entrevoir derrière les moucharabiehs des hammams.

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 Encore une fois, il est curieux de voir le musc, cet aromate étranger aux autres traditions orientales, si considéré dans le monde arabo-musulman. Il faut, pour comprendre cette place privilégiée, s’aventurer dans les méandres des hadiths et de la Sunna musulmane. Car c’est bien l’Islam qui a donné ses lettres de noblesse à cette matière pour le moins méconnue. Le Coran n’en fait mention qu’une fois, dans la sourate Al Mutafifiin en parlant des élus admis au Paradis : « On leur fera boire un vin rare, cacheté, au goût de musc ». Cette alliance du vin et du musc sera à l’origine de tout un pan de la littérature soufie, de l’antagonisme entre la Terre et le Paradis, entre l’humanité et l’éternité. Le vin rare est en effet symbole de la pure Essence Divine, ce « vin cacheté avant Adam » selon les mots d’Alawi. Nous commençons à entrevoir les contours de la symbolique ésotérique du musc dans l’Islam, où il est aussi synonyme d’essence.

 

Nous comprenons au moins que le musc tire sa prééminence de son association avec le Paradis. Nous découvrons dans le Kitab Ahwal al Qiyama que les murs de l’Eden « sont de briques d’or et d’argent et le mortier y est de musc et la poussière de safran ». Al Ghazali rapporte de l’Eden que « le sol est de safran et l’argile y est musc ». Bukhari enfin rapporte qu’il y aurait une « colline de musc d’où coule la rivière Salsabil », sans compter que les houris ont « un corps de safran, d’ambregris, de musc, de camphre et leurs cheveux sont  giroflée ». L’Islam, plus que toute religion, a très vite relié la bonne odeur au Paradis. Une tradition attestée par Masudi dit même que lorsqu’Adam fut jeté hors de l’Eden, il tomba en Inde et son vêtement de feuilles imprégna cette terre de ses parfums, ce qui expliqua la multitude des senteurs qu’on y trouve depuis.

 

Parfum du Paradis certes mais surtout parfum de la création d’avant la création – c’est là, mes amis, que nous touchons au sens suprême du musc dans la tradition musulmane. Car le musc, le bon parfum, était ultimement symbole de la sainteté ; de l’essence de l’homme retournée à son état adamique, en présence du Créateur. Dans ses hadiths, Muslim dit des martyrs que leur sang se transformera en musc ; ailleurs parlant des élus, il dit qu’ils n’urineront ni ne déféqueront plus mais que leurs fluides corporels se transformeront en gouttes de musc perlant sur leur abdomen. Cette idée est corroborée par toute une tradition relatant que la sueur de Mahomet sentait le musc. Al Suyuti raconte même un miracle selon lequel la terre absorbait les fèces du Prophète et que l’endroit où il avait déféqué sentait alors le musc. Sur terre, le musc préface la transformation suprême de la matière en esprit ; sa transformation montre sur Terre la puissance d’un dieu transformant la symbole de notre mortalité et de notre décrépitude, en signe d’immortalité. Chez les soufis, le musc devient métaphore de la rédemption divine pouvant transformer les pires bassesses en source de vertus ; le cerf transformant son sang impur en odeur de sainteté prouvait à l’humanité que la bonté pouvait être distillée même à partir de la bassesse.

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 Car enfin le musc n’a rien signifié d’autre que l’essence de l’Homme d’avant la chute. Quand Ibn al Mulk dit du khardja qu’il est « l’épice, le sel, le miel, le musc » du muwashshah, il parle de l’essence. Quand Mutanabbi dit que « le musc est part du sang du musc », il parle de l’essence du père qui se retrouve dans le sang du fils.

  

Essence, oui. La pure essence, la vraie essence, la belle essence d’une humanité perdue ; d’une humanité d’avant la chute ; une essence qui n’est pas celle de l’héroïsme, qui n’est pas celle des rois ; mais l’essence des pauvres, des humbles, des saints hommes qui par leurs actes de bonté, regagnèrent de cette essence qu’Adam exsudait. L’essence des ascètes, des soufis, des exaltés.

 

Cette sève de l’humanité qui, au final, n’a jamais été qu’Amour ;

Que bonté.