L'Orange, la Fleur et l'Oranger

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Mes fous en sens,

 

Notre dernière Critique parlait d’un parfum remarquable, régressif, d’une pépite acidulée bâtie autour d’un bel accord de fleur d’oranger, d’amande et d’anis. Aussi nous avons trouvé juste de dédier notre Aperçu de cette semaine non pas à une matière mais à une grappe d’ingrédients sans quoi nos parfums n’auraient pas le même nez.

 

Nous voulons en effet parler de l’oranger, de ses fruits et de sa fleur, dont nous connaissons bien l’odeur, le goût, la couleur sans en connaître la vraie saveur. Celle du savoir. Ensemble, mes chers fous, embarquons dans un voyage qui nous mènera jusqu’aux racines de l’Arbre de la Vie.

 

Notre histoire démarre à la lecture d’un poème andalou du XIIème siècle écrit par Al-Asamm où il loue la beauté d’une orange non encore mûre : « Petite fille du verger que l’arc-en-ciel a embrassée (…) Quel spectacle, merveille des yeux, brillant partout de mille feux, tantôt dorée ou d’émeraude (…) Ici Moïse, de Dieu l’Apôtre, y a soufflé un feu et là Khidr, le Verdoyant, y a posé sa main. » Étrange lecture que celle-ci, étrange témoignage, étrange ode qu’un théologien adresse à un fruit encore vert.

 

L’orange, qui a envahi les cités andalouses en même temps que les Maures, a toujours été par eux considérée comme le signe de l’amour et d’une certaine fertilité. La plupart des poèmes en louent le parfum ou le goût comme Ibn Sara qui, les comparant à des « boules d’agate » dit : « Et je les baise et les respire, ainsi mes sens en sont ravis ; avec les fleurs si tendres de leurs joues et la douceur de leur parfum ».

 

Aussi, en lisant les vers d’Al Asamm qui place l’orange sous la protection de deux figures on ne peut plus importantes dans l’histoire de l’Islam, nous nous sommes interrogé sur le sens caché de ce fruit. Loin de simplement signifier, comme beaucoup de rituels et traditions le veulent, tantôt la fertilité, tantôt la pureté en ce qui concerne la fleur, l’orange aurait-elle un sens plus profond, plus ésotérique, plus alchimique ?

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 Cela nous le verrons plus tard. Continuons au moins notre voyage, passant par la Sicile du Xème siècle, voyant le règne florissant de Roger II de Sicile, monarque éclairé dont les origines barbares firent naître en lui un complexe qui le rendit nostalgique d’un Empire byzantin qu’il n’avait pas connu. Cet homme qui se voulait légat apostolique en Grande Grèce –car c’est ainsi que l’on nommait les provinces byzantines en Italie- fort de son érudition et de sa curiosité, s’entourait de grands noms fussent-ils juifs ou saracènes. L’un d’entre eux, Abd-ar-Rahman de Drépane disait : « Les oranges de l’île sont comme un feu brûlant sous une canopée d’émeraude » notant, deux siècles avant les andalous, la présence avérée d’oranges et d’orangers en Grande Grèce.

 

C’est bien là que notre voyage se poursuit et c’est là aussi qu’il s’étoffe. Parmi les nombreux mythes, il en est un qui vous aura peut-être effleuré l’esprit : celui des Pommes d’Or du jardin des Hespérides. Si beaucoup ont glosé quant à leur nature, certains pensant qu’il s’agissait de nèfles, d’autres encore de pêches ou d’abricots, il convient de dire que les commentateurs médiévaux et antiques avant eux y voyaient tout simplement : des oranges. Or qu’étaient-elles vraiment, ces pommes d’or ?

 

La mythologie grecque raconte que lors des noces d’Héra et de Zeus, toutes les divinités du ciel, de la Terre et de mers vinrent leur offrir des présents. Parmi elles était Gaïa qui leur fit don d’une branche sur laquelle poussaient trois pommes d’or. Enchantée, Héra voulut qu’on les plantât en un jardin gardé par les nymphes du soir, les Hespérides. Or, Gaïa était la déesse primordiale, la Terre-Mère voire identifiée à Cybèle, la Magna Mater – la Grande Mère, la matrice de toute vie.

 

Ces Pommes d’Or seront plus tard la cause indirecte de la Guerre de Troie car Eris, déesse de la Discorde, froissée de n’avoir pas été invitée à un banquet y lancera une pomme sur laquelle était inscrite « A la plus belle ». Héra, Athéna et Aphrodite tenteront chacune de soudoyer Pâris, l’une en lui offrant la royauté, l’autre la sagesse et la dernière en lui promettant la plus belle femme du monde : Hélène de Sparte. Pâris choisira Hélène et y perdra sa cité, son trône et sa fiancée.

 

La tradition veut qu’Héra étant la déesse de la chasteté et de la pureté tandis qu’Aphrodite était celle de la sexualité, c’est cette dernière qui put séduire le jeune Pâris en faisant montre de ses atouts sinon de ses talents.

 

Nous sommes ici au cœur du paradoxe symbolique exprimé par l’oranger. Tandis que sa fleur a toujours été perçue comme symbole de chasteté et d’innocence, son fruit quant à lui fut constamment synonyme de fertilité et de plaisirs charnels. Dualité de chair et d’esprit, dualité aussi de rouge et de vert, de Moïse et Khidr.

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Permettons-nous un encart spatio-temporel pour revenir à l’Europe médiévale, ce afin de mieux saisir la portée symbolique de l’oranger. Il est une autre œuvre ésotérique dans laquelle se trouvent représentées ces pommes d’or : la Dame à la Licorne. Cette œuvre peint une femme confrontée à ses cinq sens. La dernière tapisserie et la plus énigmatique qui soit est celle intitulée À mon seul désir dans laquelle aucun sens ne semble brodé, quoique l’on aperçoive un oranger du côté de la licorne. Beaucoup ont vu dans cette tapisserie une allégorie de la chasteté de corps et d’âme, de la maîtrise de ses passions afin d’atteindre son « seul désir ». Mais quel est-il ? Et quel rapport avec l’oranger ?

 

Nous le verrons grâce à la dernière partie de notre voyage.

 

Il nous mène en Chine, la terre qui vit naître les oranges. Tandis que nous faisions nos recherches, nous lûmes une légende quelque peu absconse qui n’était pas sans rappeler certains contes alchimiques. Elle raconte qu’un jeune homme du nom de Liu Yi rencontra tandis qu’il marchait une femme qui disait être la fille du Roi-Dragon. Elle lui expliqua comment son mari l’avait répudiée et l’enjoignit d’aller transmettre un message à son père. Après de nombreux mois de marche, Liu Yi arriva au lieu qu’elle avait indiqué : un lac au milieu duquel poussait un oranger. Le jeune homme traversa l’étendue d’eau et frappant trois fois l’oranger, il se retrouva entraîné dans les profondeurs aquatiques du Royaume du Roi-Dragon. Les Rois-Dragons, dans la cosmogonie chinoise, sont des divinités régnant sur les eaux, les rivières, les lacs, les pluies et les mers. Liu Yi le trouva en pleine discussion avec un prêtre, dont l’arme de prédilection était le feu. On expliqua à Liu Yi que les deux négociaient afin que malgré leur opposition naturelle, ils puissent trouver une harmonie entre feu et eau. Le Roi vit alors Liu Yi et lui demanda : « N’es-tu pas de la race des Hommes » ce à quoi Liu Yi répondit « Je le suis » et il lui raconta comment il rencontra sa fille et combien grande était sa tristesse.

 

Après moult péripéties, il advint que Liu Yi put retrouver la jeune fille qui lui promit de lui rendre ses bienfaits. Toutefois, lorsque le frère du Roi brusqua Liu Yi pour qu’il l’épouse, celui-ci refusa. Quittant la demeure divine, il alla dans le monde où il trouva fortune et deux autres épouses qui le laissèrent veuf. Sa solitude était grande quand il rencontra une troisième épouse, une humaine qui lui rappelait son affection pour la fille du Roi. Sûre de son amour, la jeune femme lui révéla son identité : c’était bien la princesse et voulant tenir sa promesse, elle lui offrit l’immortalité.

 

L’immortalité…

 

La richesse symbolique de ce conte est indescriptible. Contentons-nous de parler du lac en ce qu’il est la clef d’interprétation. Le bagua, concept fondamental du taoïsme antique chinois, associe le lac à la connaissance, aux mystères profonds de l’âme, à la vie et à la paix. Tandis que le feu est le symbole de la gloire mondaine. En Chine, toujours, les Rois-Dragons sont associés au Yang, l’énergie qui est lumière, vie et génération.

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 Et l’oranger ? Et l’orange ? Et la fleur ?

 

Ce que nous comprenons, c’est que l’oranger est l’Arbre de Vie. C’est le chemin qui permet de descendre dans les profondeurs de l’esprit, comme Liu Yi descendit dans le lac. C’est l’Arbre qui donne le fruit de Vie, l’immortalité qu’on ne peut acquérir qu’en renonçant à la gloire du monde, qu’en assumant le combat entre feu et eau, entre chair et esprit. C’est le fruit que l’on n’atteint qu’en comprenant le sens subtil de sa fleur : l’innocence en tant qu’humilité de cœur, la chasteté en tant que silence des passions. C’est enfin le fruit rouge de Moïse, rouge comme le feu du Buisson Ardent, ce feu d’Amour qui ne brûle pas mais aussi le fruit vert de Khidr, le Verdoyant.

 

Car Khidr a toujours été identifié à Melchisédech, le Prince de la Paix, n’ayant ni père, ni mère, ni origine. Le fruit vert, le fruit non encore mûr de l’Arbre de Vie, c’est l’image du pèlerin. C’est l’image de celui qui traverse la vie. Sans origine c’est-à-dire sans attaches mondaines ; sans père, ni mère, c’est-à-dire sans boulets émotionnels. C’est l’image de Liu Yi, personnification du jianghu si cher à la littérature chinoise, ce concept qu’on pourrait traduire par « lacs et rivières » comme un écho à tant de héros dont la sagesse s’accumule à force de chemin, de rencontres et d’errances.

 

L’Oranger est l’Arbre de Vie qui donne à goûter le suc de l’Orange de l’Immortalité qui ne peut mûrir sans que fleurisse le néroli de l’Innocence. C’est un Arbre qui pousse dans les lacs, les rivières, qui s’enracine dans les déracinés et s’attache aux détachés du monde, à ceux qui cherchent la paix.

 

Car la vraie immortalité, mes frères en sens, n’a jamais été de vivre longtemps mais de vivre contents.

 

Flamme

Sous l’eau.

Je te cherche