De musique & de parfum

Sergiu Celibidache

 

 

DERRIÈRE LA FORMULE

Essai sur la musique & le parfum

 

 

Lors d’un récent entretien avec Karen Marin, celle-ci nous posa quelques questions au sujet de notre processus créatif. Nous lui expliquâmes brièvement que celui-ci s’inspirait de l’œuvre de deux artistes qui ont grandement influencé notre compréhension des arts : Bruckner et Celibidache, deux musiciens, l’un compositeur, l’autre chef d’orchestre, dont la vision singulière de leur art dépassa le cadre musical pour devenir universelle.

 

À l’aune d’une époque marquée par la prise de conscience des réalités synesthésiques, il convient de s’interroger, au regard de notre propre remarque, sur le rapport qu’entretiennent musique et parfum, si celui-ci existe en tant que tel et s’il est possible, véritablement, de composer une fragrance comme on le ferait d’une pièce musicale.

Le constat d’une synesthésie frustrée par manque de mots pour en exprimer la totalité de l’expérience n’a pas manqué de frapper Septimus Piesse, célèbre parfumeur anglais du XIXe siècle qui dans sa tentative pour pallier ce manque, donnera naissance à une gamme, non pas ionienne ou dorienne mais bien diatonique… et surtout olfactive. Ce travail, qu’on appelle volontiers l’octophone ou l’odophone, sera le premier essai concret visant à réconcilier deux domaines que les sens rassemblent mais que la raison jusqu’alors opposait.

 

En effet, au siècle des Lumières, l’odorat, au même titre d’ailleurs que le goût, est perçu comme un sens bassement animal. C’est véritablement Fénelon qui, dans son « Voyage supposé … » le premier conjuguera l’odorat ensemble avec l’ouïe afin que l’un profite de la noblesse de l’autre. Après avoir longuement tracé un parallèle entre goût et odorat, son héros n’étant nourri que de « tubéreuses » et de « peaux d’Espagne », il décrira dans une scène odysséenne des autochtones qui « assemblent les odeurs comme nous assemblons les sons ».

 

Marginal essai, il faudra attendre le XIXe siècle pour que l’odorat se fraie une place à côté de ses plus nobles camarades, à l’ère où le parfum se construit comme un art à part entière. Il faut bien le considérer pour ce qu’il est alors – une bouffée d’air frais à l’heure où l’Art se réinvente. Les formes poétiques éclatent, la rime et la prose ; le surréalisme et le symbolisme surgissent en réponse au naturalisme et au réalisme, or le parfum, en ce qu’il est indicible et indescriptible, échappe aux codes de la sculpture, de la peinture, de la poésie, de la littérature, de la musique même. Subtil et intangible, il est encore la terre inconquise des théoriciens.

Au début du siècle, Sénancourt fait discrètement entrer l’odorat au panthéon des sens nobles en théorisant une synesthésie totale qui lie la musique aux odeurs. « La mélodie, dit-il, peut aussi résulter d’une suite d’odeurs ». S’ensuivront un siècle de tentatives plus ou moins fructueuses, au rang desquelles l’Odophone de Septimus Piesse.

Quoique anecdotique et sans aucun fondement critique, cette gamme musicolfactive de Septimus fera des émules, principalement dans le monde littéraire. Si Huysmans vient aussitôt à l’esprit, son A Rebours étant truffé de symphonies, d’accords et d’intervalles olfactifs ayant posé les bases du langage olfactif actuel, aucun ne sera plus droitement inscrit dans sa lignée que Kurd Lasswitz qui, dans Images du Futur, fera mention d’un Ododion, véritable instrument olfactif, sorte d’orgue – un autre de ces mots que la parfumerie emprunte à la musique – dont les touches, au lieu de libérer des sons, le font des odeurs. Lundin quelques années plus tard inspiré, en décrira le fonctionnement dans sa nouvelle Oxygène & Aromasia.

Dépassant l’œuvre théorique, ces expériences se retrouveront sur scène. En 1891, Paul Roinard met en scène le Cantique des Cantiques et dresse une dramaturgie purement synesthétique. Le verbe y résonne en sons et en odeurs – la critique reçoit son travail avec une certaine circonspection. Plus tard, en 1915, Scriabine tente l’expérience en accompagnant son Prométhée de parfums – le succès ne retentit pas.

Cette quête ne manquera pas d’habiter notre siècle. En 1926, on créera un orgue parfumé pour Poiret, jouant de la musique autant que des parfums. Debussy parlera plus tard du « citron du hautbois » de la musique de Grieg, ne précisant pas s’il faisait alors allusion à leur goût ou à leur parfum. La mélodie inspire donc plus que la couleur et il semble plus aisé de transcrire en odeur un accord de tierce majeure qu’un camaïeu de rouges ou de verts ou de bleus.

 

 

« Chez Bruckner, le temps est ce qui vient après la fin. »

 

Cette citation cryptique, comme le sont d’ailleurs beaucoup des paroles laissées par Celibidache, insiste sur le geste eschatologique de l’œuvre de Bruckner. Ménestrel de Dieu ainsi qu’on le surnommait, l’homme à la Neuvième inachevée n’a pas hésité à dédier celle-ci au Créateur lui-même. Quoique nombreuses soient les possibilités d’interprétation de cette parole de Celibidache, elle a toujours résonné en nous d’une manière particulière. Il faut y entendre que le temps dont il est question n’est pas celui de l’humain mais du Divin, l’éternité même qui se déploie non pas au moment où la note de musique est jouée mais après qu’elle s’est éteinte. Cette réalisation est fondamentale dans la compréhension du travail de Celibidache et de Bruckner lui-même et nous pouvons en prendre pour preuve les nombreuses apothéoses dont il ponctue ses symphonies et qui ne trouvent leur résolution que dans la dernière note de la coda voire dans ce que cette dernière suggère d’injoué.

 

Nous pouvons dès lors nous interroger sur la pertinence de ce propos au regard du parfum. Force est de constater que, quoique nombreuses, les tentatives de relier parfum et musique l’ont toujours été de façon parcellaire or l’un comme l’autre est lié et conditionné par une temporalité à définir et c’est ici que s’articule notre réflexion. Envisager les fragrances tel qu’on le ferait d’une symphonie implique de les apprécier en dehors du seul cadre mélodique. Notre lecture des fragrances est aujourd’hui cantonnée à ce registre et à cette temporalité d’une mélodie qui déroule ses motifs de façon linéaire, depuis son ouverture à sa coda, sans la penser d’un point de vue harmonique, chaque note étant un monde musical à elle-seule. Or, le point de contact entre Bruckner et le parfum se situe justement à cet endroit d’une temporalité renversée, ses symphonies préfigurant, dès leurs premières mesures, les motifs qui ne s’exprimeront que dans la coda. Quoique cette dynamique ne soit pas propre à Bruckner, il est légitime de penser qu’il en a été le plus industrieux représentant, la Troisième esquissant des motifs qui ne trouveront leur résolution que dans le finale de la Neuvième &c.

 

Il en va de même du parfum. Celui-ci n’est véritablement complet que dans ses premières minutes, le temps le débarrassant de ses molécules, essences et notes jusqu’à ce que ne subsiste qu’un silence olfactif, celui de notre propre peau. De fait, les pyramides olfactives, telles qu’on les représente, sont donc imparfaites puisqu’elles suggèrent le parfum comme s’enrichissant de la tête vers le fond tandis qu’il procède de la dynamique inverse. L’image d’un parfum n’est parfaite qu’avant qu’il ne s’évapore. Notre approche créative a toujours consisté à essayer de retranscrire cette motion brucknérienne en senteur, à articuler une fragrance depuis son fond plutôt que sa tête, afin que celle-ci préfigure des thèmes qui réapparaîtront tout au long de son évolution jusqu’à son évaporation finale.

 

Deux enjeux se dégagent de cette observation : dans un premier temps, celui de parvenir à apprécier un parfum dans un temps « brucknérien » cyclique – c’est-à-dire partant de sa note de fond, ou sa coda, pour y revenir – en opposition au temps linéaire qui est celui de référence en olfaction ; et dans un second temps, celui de formuler un parfum qui, obéissant à cette temporalité, parvienne à préfigurer, répéter et apothéoser ses propres motifs.

 

Peut-on, cependant, se libérer de la limite chimique de l’évaporation, laquelle est proprement incontrôlable, chaque essence obéissant aux propriétés des molécules qui la composent ?

 

C’est ici qu’au travail de composition doit se substituer celui de l’orchestration et de la direction. Loin d’être simplement l’écrivain de sa formule, il appartient au parfumeur d’en être le chef d’orchestre, d’en pouvoir contrôler le rythme et le tempo afin que ses motifs initiaux s’enrichissent au lieu qu’ils se dépouillent au fil du temps.  

  

Épiphénomènes harmoniques

 

Autant que possible, nous essayons dans notre travail créatif, de nous rapprocher de celui de Celibidache qui a posé les fondements d’une phénoménologie de la musique.

 

Il faut avant tout comprendre qu’une symphonie n’est pas qu’une suite de bruits désordonnés mais plutôt une collection de sons, de notes artificielles arrangées de main d’homme et dont le rôle est de briser le silence dont est fait l’Univers et qui est précisément le « temps de Bruckner ». Isolées, les notes ne sont que des accidents de la nature mais leur ordonnancement permet d’entrevoir une tension dont la résolution sera, toujours, fatalement, ce silence primordial dont elles se sont ou ont été extraites.

 

Il en va de même du parfum. Ainsi que le disait Giono « les Dieux créent les odeurs, les hommes fabriquent les essences ». En dépit des discours que l’on puisse ânonner sur la vertu des essences naturelles, celles-ci seront toujours le résultat d’une interférence mécanique de l’Homme et les parfums en sont le résultat, des assemblements d’huiles et d’absolues pressées ensemble pour créer une symphonie vouée à s’évaporer et laisser derrière elle un vide sidéral. Le rôle du parfumeur est précisément de tresser un tissu de senteurs, d’évaster des mondes olfactifs et les faire durer le plus longtemps possible avant que le néant ne reprenne sa place. C’est aussi le rôle du compositeur et à fortiori du chef d’orchestre – d’étirer la musique entre les silences et avant l’avènement inévitable du Silence.

 

Or, de même que les sons ne sont jamais purs, les essences ne le sont pas non plus. Chaque son est composé d’une fréquence fondamentale et d’une série d’harmoniques qui apparaissent et disparaissent indépendamment de la fréquence qu’elles accompagnent. Il en va de même d’une essence, disons de rose, dont le cœur olfactif est tressé d’une centaine de molécules qui s’évaporent, chacune selon son rythme.

 

Voilà l’objet de notre parcours – de pouvoir composer des parfums de la même manière que Celibidache dirigeait une symphonie de Bruckner et que Bruckner les a écrites.

 

Le fait que ces « harmoniques olfactives » apparaissent et s’évaporent selon leur nature, quel que soit leur agencement, implique donc d’un parfum qu’il laisse assez d’espace à chaque essence pour qu’elle dévide ses « épiphénomènes », ces nombreuses molécules apparemment inaudibles mais qui ont pourtant un effet indéniable sur le rendu final de la composition. Face à deux suites harmoniques – ou essences – dissonantes, le parfumeur doit être en mesure d’inventer un vide pour que le consommateur puisse les apprécier chacune à sa juste valeur et percevoir, de lui-même, la tension sous-jacente qui les lie et leur donne sens. Cela est aussi vrai d’essences « assonantes » puisque deux sons, aussi harmonieux soient-ils, ne sont jamais les mêmes. De même que deux uts qui se suivent ne seront jamais égaux, deux roses qui se succèdent ne seront jamais égales, de sorte que le parfum n’est, in fine, qu’un chapelet d’oppositions unifiées.

 

Nous en déduisons donc que les essences et leurs épiphénomènes conditionnent la formulation d’un parfum et que le rôle du parfumeur consiste à rendre visible la motion qui les unit – et qui fait la substance d’un parfum – en en maîtrisant le tempo.

  

Rythme, hyperdose et hypodose

 

Comment, néanmoins, maîtriser le tempo d’un objet qui, par sa nature, échappe à notre contrôle ? Comment accélérer ou retarder les épiphénomènes essentiels qui déterminent un parfum ?

 

Le parfumeur contemporain se réjouira d’avoir accès à de nombreuses matières artificielles, connues de la palette – Hédione, Iso E Super, Muscs Blancs, Lilial et descendants &c. – lesquelles remplissent justement cette fonction. En réduisant la somme de naturels, et donc d’harmoniques, dans une formule et en l’adjoignant des matières citées, le créateur parviendra à maîtriser le tempo de son œuvre soit en retardant l’évaporation de certaines essences, soit en y ajoutant « de l’air » c’est-à-dire un silence entre ses accords.

 

La question est plus épineuse lorsque l’on aborde les compositions naturelles. Dépourvu de telles matières, le parfumeur ne peut alors s’appuyer que sur un registre olfactif déjà riche d’harmoniques, devant créer du silence avec des sons et réguler un tempo sans possibilité de soupir. PERSONNE (que nous avons créé pour Attache-Moi) en est un judicieux exemple.

 

À la demande d’Olivia Bransbourg, tâche nous a été confiée de réaliser un parfum à partir des essences mentionnées dans L’Odyssée d’Homère. En les découvrant, il parut évident que cette formule serait truffée de dissonances multiples.

 

Suivant les principes exposés ici, notre approche fut d’étirer le tempo du parfum en créant des accords harmonieux et en les amplifiant à l’extrême, circonscrivant, en retardant leur apparition, une place réduite aux dissonances mais suffisamment ample pour que chacune puisse s’exprimer sans s’opposer à la précédente. Un bref coup d’œil jeté à la formule de PERSONNE donnerait l’impression d’une multitude d’essences superfétatoires, cependant elles contribuent toutes, aussi insentibles soient-elles, à créer ce « paysage olfactif » qui place ce cœur de formule, d’abord enharmonique, dans un registre chromatique plus lisible.

 

Ce qui nous ramène à Bruckner et à son art magistral de l’orchestration. Nombreux sont les passages dans lesquels il n’hésite pas à sacrifier des sections entières de son orchestre afin que d’autres puissent exister pleinement, ainsi dans la coda de la Cinquième ou à plusieurs reprises dans le finale de la Huitième où les bois ne sont déployés à toute puissance que pour soutenir celle des cuivres qui les occulte largement en retour.

 

A la suite de Bruckner, et puisque chaque essence est une œuvre harmonique à elle-seule, le parfumeur naturel doit pouvoir faire usage d’hyperdoses et d’hypodoses afin de savamment orchestrer sa composition, n’hésitant pas à sacrifier des pans entiers de sa formule pour que d’autres ne paraissent pas tout-puissants. Dans PERSONNE, l’hyperdose de baumes sert à contrebalancer le Chanvre, le Persil et le Laurier ; celle, charnelle, de Fenugrec, d’Oakwood et d’Immortelle retarde, par l’espace qu’elle occupe, l’arrivée des dissonances de Figue, d’Algue et de Lie de Vin ; et certaines hypodoses, de Safran, de Buchu et de Céleri, ne font que soutenir des motifs exposés par d’autres essences.

 

Derrière PERSONNE

 

PERSONNE tient donc une place particulière dans notre carrière lilliputienne en ce qu’il est la première tentative d’intégrer ces aspects, somme toute conceptuels, dans un processus créatif on ne peut plus matériel. À l’approche de cette liste considérable de matières – quarante et une - l’évidence nous saisit qu’il fallait interférer le moins possible avec elles afin que le dit végétal d’Homère puisse s’exprimer par lui-même.

 

Nous décidâmes donc, dans un premier temps, de ne sélectionner que les essences disponibles dans la palette du parfumeur à l’état brut et de les assembler à parts égales afin de ne pas tenir compte de notre propre prisme esthétique qui aurait inévitablement placé PERSONNE dans un geste trop contemporain pour se faire l’écho d’une œuvre aussi intemporelle que L’Odyssée. Le choix de la naturalité pour cette création découle de cette même considération ; en réduisant la composition aux matières citées nous éviterions l’écueil de la modernité, quoiqu’au risque du clivage, mais il nous a paru essentiel dans un premier temps d’effectuer ce travail de « reconstitution » au préalable de toute tentative subjective.

 

Il découla de cette première épreuve que le parfum était, sans surprise, conditionné par les matières dont il devait être fait, chacune occupant sa place dans la pyramide olfactive quelle qu’en soit la proportion choisie. Les aromates tels que le Cyprès, le Chanvre, le Romarin ou le Genévrier faisant office de tête, les notes de sous-bois telles que la Mousse, la Feuille de Violette ou le Papyrus faisant office de fond tandis qu’enfin les notes florales et alimentaires – Orge, Rose, Caroube – faisaient, elles, office de cœur.

 

Nous nous heurtâmes néanmoins à un dilemme de taille : certaines matières, amplement citées, n’existaient pas comme telles mais pouvaient être recréées à partir d’isolats naturels - ainsi de la Figue, de la Poire, de la Pomme ou de la Grenade. La fidélité à l’œuvre consistait-elle à les omettre, afin de ne pas polluer le récit végétal d’Homère avec notre propre perception, ou nécessitait-elle justement l’inclusion, possible, de ces matières, lesquelles seraient forcément imprégnées de notre signature ?

 

Nous décidâmes donc de les inclure en respectant des schémas d’accords les plus conservateurs possibles, ne traçant que les idées des fruits cités afin d’éviter de tomber dans un expressionnisme qui aurait, ici, été de mauvais aloi. La Poire, la Grenade, la Datte, la Pomme et la Figue sont donc simplement évoquées, afin que l’accent demeure sur celles des essences qui correspondent aux matières mentionnées par Homère et identifiées par Laurent Dubreuil. La suite de notre travail a consisté à réarranger la formule, afin de laisser à chaque essence l’espace dont nous avons fait mention.

 

Le résultat de cette première phase de formulation fut une composition étonnamment sombre, revêche, ligneuse et médicinale avec des accents d’Élixir de Chartreuse qui, s’ils n’étaient pas désagréables, rendaient pourtant timidement compte du sens de L’Odyssée. Qu’est-ce, en effet, que L’Odyssée ? Si le végétal en ponctue le récit, il apparaît néanmoins que l’olfaction y est lacunaire. Il est en effet peu fait mention de parfums et beaucoup des matières mentionnées dans cette liste le sont dans un contexte gustatif plus qu’olfactif.

 

C’est ici que s’est posé notre second dilemme : comment reconstituer quelque chose qui n’a jamais existé en tant que tel ?

 

Formuler l’insenti

 

Nous nous sommes ici grandement inspiré du travail effectué par Sébastien Letocart dans sa reconstruction du finale inachevé de la Neuvième de Bruckner lequel, s’il a suivi une approche historique et méthodique, s’est émancipé de la partition pour proposer une lecture intuitive et poétique de la coda manquante, pourtant sommet de l’œuvre symphonique du compositeur.

 

Au cours de notre carrière, qu’il s’agisse du théâtre ou de l’édition, notre désir a toujours été de nous effacer derrière le texte pour en faire jaillir le sens inné, puisque chaque texte écrit est naturellement porteur d’un sens qui doit pouvoir s’exprimer seul, sans nécessité d’intervention extérieure. Il en a aussi été ainsi dans nos reconstitutions de parfums historiques, notre but étant toujours de revenir à l’origine de leur sens sans y opposer une interprétation moderne, naturellement décalée de l’intention de leurs auteurs. Toutefois, de la même manière que le bleu est absent de cette aventure portée par la mer, force était de constater que le végétal présentait des vides. Était-ce que l’odorat n’était pas suffisamment considéré du temps d’Homère ? L’existence avérée de parfums depuis les Mycéniens suffirait à réduire à rien cet argument. N’était-ce donc pas plutôt que certaines odeurs faisaient partie de ce que ce « fond diffus olfactif », sorte de brouillard informe où persistent ces parfums qui nous accompagnent tant au quotidien qu’on en devient insensible ? Il suffit de perdre son odorat quelques semaines pour s’en rendre compte de l’existence, de ces senteurs anodines qui nous manquent soudain : celle de notre atmosphère, de nos draps, de nos cheveux et de notre peau.

 

Voilà ce qui manquait à cette création pour qu’elle attestât vraiment des parfums de L’Odyssée : l’iode et l’écume, la sueur et la peau des marins, cette chaleur du partage et l’autre lot de plantes dont un Grec, par habitude, ne fait plus de cas, l’Immortelle qui tapisse les falaises, la Sauge qui suffoque au cœur de l’été, le Lentisque qui verdit à toute heure. Nous devisâmes donc un accord nommé la « Part de Nausicaa », en référence à l’un des épisodes les plus cruciaux de L’Odyssée.

 

La rencontre d’Ulysse et de Nausicaa est en effet centrale dans le récit en ce qu’elle marque le moment où le héros, dépossédé de sa personne depuis qu’il s’est fait appeler ainsi, retrouve dans le regard de cette princesse, la dignité qu’il s’efforce de récupérer. Il nous fallait, par cet axe, rendre compte de l’intime chaleur qui n’a jamais cessé de brûler dans le cœur d’Ulysse, père de Télémaque, époux de Pénélope et maître d’Ithaque, celle-là même qui motiva l’ensemble de ses marins à continuer une aventure pourtant destinée à la ruine puisque maudite par le dieu de la mer qui les soutenait.

 

Cette épiphanie nous ouvrit un champ de possibles qui permit de restituer au mieux ce qu’ont pu sentir les protagonistes de cette épopée mythique de l’histoire européenne. De la même manière que Sébastien Letocart a puisé dans ses ressources poétiques et sa fine compréhension de l’architecture des mouvements et du travail harmonique de Bruckner, nous avons puisé dans notre lecture, personnelle certes mais ininterrompue depuis l’enfance, de L’Odyssée pour en construire le parfum. Il en ressort donc que, dans la limite du possible, toutes les essences homériques ont été intégrées dans ce parfum, ancrées dans un socle harmonique qui les sublime sans pour autant les dénaturer, la part de Nausicaa en étant la coda manquante, ces quelques mesures récapitulant une symphonie et l’ouvrant vers des horizons et des compréhensions plus vastes.

 

Notes de notes

 

À la question de Karen Marin qui se demandait quel était notre processus créatif, nous pouvons donc affirmer que celui-ci, loin d’être seulement musical, est brucknérien et de cette réflexion permanente en découle une autre, plus large, sur la formulation en parfumerie. Cette pratique, à la limite de l’art et de l’artisanat, atteint aujourd’hui son point d’impasse. Née à la fin du XIXème siècle, la parfumerie telle qu’on la connaît n’a vraisemblablement que peu évolué, au contraire des arts visuels, plastiques, musicaux et littéraires qui ont profité du siècle dernier pour se réinventer.

 

De cette situation sourd la question : comment la parfumerie peut-elle évoluer ?

 

La nouvelle vague américaine, indépendante, en est une voie d’exploration cependant celle-ci n’est permise que par son affranchissement des réglementations cosmétiques en vigueur dans le reste du monde, lesquelles tendent à être de plus en plus contraignantes. Se poser la question de l’évolution de la parfumerie revient à se poser la question de sa nature même : est-elle un art ou un artisanat ? L’art présuppose la liberté pure, l’artisanat implique une forme de détermination, celle de créer un objet qui réponde à une fonction, en l’occurrence celle de sentir bon et plus ou moins cher, selon le marché visé. Nous concernant, nous nous tenons à la forme première, celle d’un art qui, comme tous les autres, est destiné à être exploré, décalé, recréé, à l’image de la musique savante dont Bruckner livra l’un des acmés et fut dépassé dans la forme par Schoenberg et ses disciples.

 

Nous croyons intimement – le temps en sera le seul juge – que le futur de la parfumerie demeure dans cette exploration transdisciplinaire, dans cet essai, réel et ancré, d’appliquer au parfum les évolutions vécues par les autres arts, en attendant de lui trouver, ou d’y trouver, une mutation qui lui soit propre.