Aux Origines du Chypre - II

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Mes fous en sens,

 

Nous avons vu dans le premier volet de notre article que le chypre en parfumerie doit son origine à l’apparition d’un brûle-parfum en forme d’oiselet dans les cours européennes aux alentours du XIVème siècle. Pour autant, il n’est pas rare de lire de nos jours que le chypre dériverait du cyperus esculentus, nom latin du souchet odorant, une théorie loin d’être nouvelle mais qui nous le verrons n’est pas nécessairement loin d’être vraie. Après avoir exploré le chypre aux origines de son histoire, allons ensemble découvrir le chypre aux origines de son nom, au cœur de ce qui demeure de nos jours l’un des plus grands mystères ethnobotaniques de l’histoire…

 

Avant que d’entrer dans le vif d’un sujet aussi noueux que celui-ci, il convient d’en rétablir la base. L’idée selon laquelle le chypre que nous connaissons soit dérivé du cyperus esculentus, en plus que d’être récente -Septimus Piesse en fait mention au XIXème siècle- est absolument fausse. En effet, si la filiation entre notre chypre et son ancêtre médiéval apparaît clairement au regard des formules historiques, celle entre le chypre et le souchet est inexistante, ce dernier entrant trop rarement dans leur composition pour être autrement qu’anecdotique. Cette confusion entre oiselet de cypre et cyperus, entretenue par certains de nos contemporains, aurait pourtant pu être très vite résolue en lisant Rimmel qui nous dit en 1870 que « le cypre est l’arbuste nommé par les Arabes henna » tuant dans l’œuf toute tentative de voir dans notre chypre un éventuel cousin du souchet odorant.

 

Nous pouvons néanmoins nous poser la question de la proximité ou de la différence entre cypre et cyperus nous propulsant dans un débat vieux de plus de 2000 ans : celui de leurs natures et de leurs étymologies.

 

Lorsque Rimmel dit en 1870 que le cypre est le henné des Arabes, il ne commet pas d’erreur mais reprend les conclusions de Fée pour qui le cypro de Pline l’Ancien désigne le Lawsonia Inermis – le henné. On atteste cette forme en français vers le XVIème siècle, soit bien plus tard que le cypre. Avant cela, et depuis le XIIème siècle, le henné est désigné sous des formes variables, souvent alcane ou alcanet, du latin alchanna lui-même issu de l’arabe al-hinna dont l’origine indo-européenne serait à chercher du côté du pahlavi ndwg à rapprocher du khotanais dva- et du sanskrit उद्वृत् signifiant l’oppression, d’où l’application, l’imposition puis l’onction. C’est pourtant vers le VIIIème siècle que le henné apparaît dans les langues iraniennes puis arabes or, Pline l’Ancien nous parle du parfum de cypro dans son Histoire Naturelle au Ier siècle après JC. Ainsi, bien avant que d’être al-hinna ou alchanna, le henné s’appelait cypros.



 Quand Pline parle du cypros, il désigne la fleur dont on tirait le Cyprinum, un parfum réputé de l’Antiquité. Il fait en cela référence à Théophraste qui trois siècles auparavant parle du kypros pour la première fois en grec ancien, non pour désigner le cypre mais le parfum lui-même, trahissant sa méconnaissance d’une denrée importée de l’étranger. C’est ici que l’affaire se corse car à côté de cypros/kypros, Pline parle aussi du cyperos en précisant qu’on le confond aisément avec le cypiros, distinction qu’il faut rapprocher de celle qu’Hérodote fait -sans que l’on sache pourquoi- entre le kypeiron et le kyperos. On peut ainsi aisément comprendre comment les Grecs puis les Romains ont pu confondre la kypros/cypros et le kyperos/cyperos, l’un désignant la fleur de henné et l’autre le souchet odorant.

Lawsonia Inermis

Lawsonia Inermis

 

S’agissant de la kypros, elle apparaît en grec chez Théophraste au IIIè s. av. JC. sans doute héritée de l’hébreu koper que l’on retrouve plusieurs fois dans la Bible où il prend le sens de la fleur de henné (Ct. 1,14) ou de la rançon expiatoire (Is. 43,3) ; une polysémie qui s’explique par son emprunt de l’akkadien kaparu signifiant « enduire, oindre » à rapprocher du उद्वृत् sanskrit, mais aussi « laver, purifier, essuyer » et que l’on retrouve dans l’hébreu kippur et l’arabe takfir, tous ces termes présentant une racine commune, le trilitère kpr que l’on retrouve enfin à la même époque dans le Papyrus de Vienne 6257. Plus tard, une inscription méroïtique datée du Ier s. av. JC. fait apparaître lit dans kpr le nom d’un nubien, attestant son usage comme anthroponyme masculin que l’on retrouve dans le nom de la mère d’Hérode Ier, Kupros. Ces cas, s’ils semblent isolés ne l’ont à fortiori pas été et témoignent de l’aura dont jouissait la fleur de kpr de part et d’autre de la Mer Rouge. Tous ces éléments, une racine commune sémitique, une apparition quasi-simultanée dans plusieurs espaces géographiques, des anthroponymes répandus le long de routes commerciales nabatéennes, portent à croire que la fleur de kpr n’était indigène à aucune de ces cultures et n’est pas arrivée dans le Levant par l’Est – ce qui nous aurait laissé un étymon indo-européen à l’instar de celui pour henné- mais par l’Afrique.

 

Reste qu’il est à ce jour impossible de dire d’où vient le trilitère kpr ni ce qu’il signifiait avant d’être associer à la fleur de kopher/kypros/cypros/cypre. La piste anthroponymique propose deux solutions : que kpr ait été emprunté à une langue sudarabique dont l’aire culturelle se situait entre le Levant et la Haute-Égypte et où kpr désignait bien la fleur de henné ; ou, et c’est une piste bien plus intéressante, que le nom n’ait jamais rien eu à voir avec la chose et que le glissement de l’anthroponyme au phytonyme se soit fait sur la base d’un homme renommé dont le peuple était connu pour sa culture du henné – que kpr ait en fait désigné « la plante à Kpr » nous remémorant non sans sourire, le « phare à On » de Numérobis.

 

Si l’histoire du cypros/henné s’arrête apparemment ici, aux confins de l’Égypte Antique, il nous faut cependant revenir à celle du cyperos/souchet.

 Nous l’avions laissé avec Hérodote au Vème s. av. JC. qui le mentionne dans le rituel d’embaumement scythe. A la même époque, il fleurit chez Phérécrate qui en tapisse les Champs Élysées mais aussi chez Hippocrate en ionien où il sert à guérir les « maladies des femmes ». Deux siècles plus tôt, Alcman chante en dorien la couronne tressée d’hélichryse et de « kypairon » que les lacédémoniens offraient cérémoniellement à Héra, déesse de la fécondité et au VIIIème s. av. JC. on trouve la forme homérique « kypeiros » dérivée du mycénien « kuparo » lequel désignait dans les tablettes de Pylos et de Knossos tantôt un condiment, tantôt du fourrage à chevaux, tantôt une plante à parfum, si tant est que ces trois plantes soient différentes. Nous pourrions donc croire que l’histoire du cyperus/kyperos commence chez les Mycéniens mais le cas de kuparo mérite qu’on s’y arrête car à l’instar de kypros chez Théophraste, il est un emprunt ce qui nous renvoie à son étymologie et donc son origine. Ceci nous intéresse d’autant plus qu’en fonction de celle-ci, le kuparo serait du souchet ou du henné, portant la connaissance de cette fleur bien avant le milieu du Ier millénaire av. JC.   

Cyperus esculentus

Cyperus esculentus

La première théorie, soutenue par Astour et Lewy notamment, voit en kuparo un emprunt de l’hébreu koper ce qui semble peu probable d’un point de vue historique néanmoins l’akkadien et l’ougaritique nous proposent deux candidats plus plausibles en kapparu et sa forme ougaritique kpr  -le revoici- attestée depuis le XIVème s. av. JC. et à lire dans le sens d’enduire. A supposer que ce soit le cas, cela signifierait que le henné était donc connu et utilisé en parfumerie depuis au moins le XIVème siècle av. JC mais n’expliquerait pas pourquoi il aura fallu attendre près d’un millénaire pour le retrouver dans les littératures du pourtour méditerranéen. Nous voulons ici mentionner la thèse intéressante proposée par Palmer et complétée par Merrillees pour qui le nom grec de Chypre, Kupros, viendrait de kpr par le mycénien kupirijo associant la couleur du cuivre, abondant à Chypre, à celle du henné.

 

La deuxième théorie quant à kuparo réfute l’origine sémantique du nom, concluant d’une part que la différence de sens entre kapparu/enduire et kuparo/souchet est trop grande pour voir en l’un l’étymon du second, ne faisant pas cas des sens analogues en sanskrit et moyen-persan ; et d’autre part que le henné et le souchet étant deux plantes foncièrement différentes, le nom de l’un n’a pas pu donner celui de l’autre, faisant de kuparo le reste d’un substrat égéen et désignant bien des variétés de souchet.

 

La troisième ferait de kuparo un emprunt de l’akkadien kibirru désignant une sorte de jonc, à rapprocher de giparu désignant un paysage de plaine ou de pâture.

 

Et notre chypre dans tout cela ? Est-il souchet ou est-il henné ? Force est de constater…qu’il a été les deux et n’en a été aucun.

 

Pour ce qui est du henné, nous savons que la kypros de Théophraste, qui donnera le cyprinum de Pline, était un parfum renommé fabriqué à partir de fleurs de henné dont la culture est attestée depuis au moins la moitié du Ier millénaire av. JC. mais comme il nous est actuellement impossible de retracer l’origine du trilitère kpr dont son nom est issu, nous ne pouvons dire d’où vient ce parfum.

 

Pour ce qui est du souchet, nous pensons qu’à l’instar du cyprinum qui est le parfum de cypre, le kuparowe mycénien était le parfum du kuparo. Outre son cuivre, Chypre était réputée pour ses parfums dès l’Âge de Bronze comme en témoignent les vestiges d’une parfumerie découverts à Pyrgos et datés du début du IIème millénaire av. JC. Environ 500 ans plus tard, lorsque le roi hittite Tutaliya IV soumet Alashiya -l’ancien nom de Chypre- il prélève un tribut de cuivre mais aussi une certaine quantité de gayatum, un terme akkadien inconnu de l’hittite suggérant un emprunt et qu’il faut relier au gjw égyptien désignant le souchet -comme dans la recette de kyphi du Papyrus d’Ebers.

Carte de la Méditerranée à l’Âge du Bronze tardif. On voit bien que Chypre est au croisement de plusieurs aires culturo-linguistiques.

Carte de la Méditerranée à l’Âge du Bronze tardif. On voit bien que Chypre est au croisement de plusieurs aires culturo-linguistiques.

 Notre chypre est ainsi le fruit de hasards et de mystères. Levantin par essence, il est donc mobile, voyageur. A l’instar de kpr, ce wanderwort déraciné, le chypre en tant que parfum ne sait pas lui-même d’où il vient. Qu’il s’agisse du kuparowe, parfum de souchet ou de la kypros, parfum de henné, nul n’est en mesure de dire de quelles cultures ils sont issus et à quand remonte leur fabrication.

 

Nous pensons donc que le kuparowe a été perdu et remplacé par le kypros/cyprinum autour de la fin du Ier millénaire avant notre ère. Le souchet, s’il a conservé sa place dans les encens et rituels funéraires -on l’y retrouve encore dans des techniques d’embaumement françaises du XVIIIème siècle- n’a jamais été réutilisé dans des parfums, se cantonnant ainsi à un rôle purement médicinal.

 

Une chose est pourtant certaine, c’est qu’au cours de ses 4000 ans d’histoire partagée entre pélasges, anatoliens, chypro-minoens, mycéniens, akkadiens, nubiens, libyens, nilotiques, grecs, égyptiens, hittites et latins ; entre francs et byzantins, entre latins et orientaux, entre français et italiens, savoyards et manceaux, entre Londres et Paris, Venise et Montpellier ; à défaut d’y être né, le chypre est bien passé par Chypre.


Si tant est que Chypre ait vraiment été le nom de Chypre.

Mais ça, c’est une autre histoire…