Les Origines du Chypre - I
Mes fous en sens,
Nos aventures nous ont mené ces derniers mois à la poursuite de la famille olfactive la plus noueuse, la plus riche, la plus ourlée de matières, la plus élusive aussi de toute la parfumerie. Synonyme de luxe, de décadence, de mégalomanie, traversant l’histoire du parfum depuis ses origines, elle reste à ce jour une énigme. Il nous aura fallu du temps et de la persévérance pour remonter sa trace dans une aventure relevant tantôt de botanique et tantôt d’épigraphie, à la croisée des civilisations les plus mythiques de l’Antiquité. Alors que l’automne s’en revient avec son odeur d’humus qui se faufile entre les tapis de feuilles mortes pour chatouiller nos narines, nous tenions à explorer les coins, les recoins, les tréfonds de ce qui demeure, à bien des égards, un ovni olfactif. Ensemble, allons à la découverte des origines du Chypre.
Ce ne serait pas mentir que de dire que le chypre est né en 1917 lorsque François Coty lança son parfum éponyme. Cette œuvre basée sur un jeu d’oppositions entre ombre et clarté, s’architecture sur un accord de bergamote, de labdanum et de mousse de chêne auquel s’accrochent du patchouli et un cœur floral de rose et de jasmin. Véritable révolution dans l’histoire de la parfumerie, cette composition est même devenue l’archétype d’une galaxie olfactive où gravitent des objets aussi singuliers et gigantesques que Mitsouko de Guerlain, Crêpe de Chine de Millot, Miss Dior de Dior, Aromatics Elixir de Clinique, Femme de Rochas, Bandit de Piguet, Kouros d’YSL ou Bel Ami d’Hermès. Ces créations ont en commun ce clair-obscur, certaines gravitant plus vers une sombreur animale, d’autres vers un horizon fruité, mais chacune toujours riche, toujours dense, toujours profonde d’une multitude de strates odorantes, continuant d’inspirer les parfumeurs plus de cent ans après son invention.
Pourtant, le Chypre de Coty n’était pas complètement nouveau, s’inscrivant dans une tendance inaugurée par Guerlain en 1840 avec sa fameuse Eau de Chypre et ses deux autres, Cyprisime en 1854 et Chypre de Paris en 1909. D’autres parfumeurs lui emboîteront le pas : Rimmel en 1880 et son chypre pour l’impératrice de Russie, Roger & Gallet en 1893, Lubin en 1898, Violet au début du XXème siècle et Bichara qui en 1913 sortira son Chypre de Limassol. Est-ce donc à dire que le Chypre de Coty n’a pas été précurseur mais héritier d’une lignée ? Pas tout à fait. Nous observons surtout que Coty a redéfini le chypre comme genre à partir de sa création devenant ainsi héritier d’une lignée ancienne et précurseur d’une novatrice ce qui nous pose donc la question de ce qu’était le chypre d’avant Coty. Pour obtenir des éléments de réponse, il nous faut se poser la question du nom car afin de savoir d’où vient une chose, il convient de comprendre le sens du mot qui la désigne et deux thèses s’opposent ici que nous verrons, exceptionnellement, au cours de deux articles. La première, géographique, voudrait que le « chypre » fût en lien avec l’île de Chypre. La seconde, botanique, voudrait que le « chypre » fût une déformation de « cyperus esculentus », le nom latin du souchet odorant.
Nous allons aujourd’hui nous intéresser à la première thèse bien que les deux soient intrinsèquement liées.
La plus ancienne occurrence du mot « chypre » en français en rapport avec la parfumerie date de de la fin du XIVème siècle où l’on lit d’une chambre qu’elle est « parfumee de precieux aromas d’oyseles de Chippre ». Ces oiselets, alors en vogue dans les cours occidentales, sont d’abord des brûle-parfums, fins ouvrages d’orfèvrerie dont la mode est arrivée en Europe avec les Croisades et dont Chypre est devenue capitale. Celle-ci, la limite des aires latine et orientale, fait figure depuis sa fondation en royaume latin par les Lusignan au XIIème siècle de passerelle entre Europe et Orient. C’est un point de passage obligé des pèlerins comme des croisés, des nobles et des pauvres. Ce sont eux qui, subjugués par un artisanat mêlant influences gothiques et byzantines, en rapporteront quelques pièces en souvenir, à un moment où les cours européennes, en pleines croisades, se découvrent un goût pour l’Orient. Il fait alors bon d’exhiber dans sa collection certaines pièces chypriotes : tapisseries, reliquaires, objets d’orfèvrerie dont les fameux oiselets, petits objets destinés à contenir des pâtes puis des poudres parfumées que l’on pouvait au choix jeter dans l’âtre ou se laisser consumer seules comme on le ferait d’un bâtonnet d’encens aujourd’hui. Cette vogue nouvelle des parfums -rappelons-nous que deux siècles auparavant, la femme byzantine du Doge de Venise était perçue comme une sorcière parce qu’elle parfumait ses appartements- se poursuivra au moins jusqu’au XVème siècle, comme en témoigne la présence d’oiselets de chypre dans nombre d’inventaires royaux dont ceux de la reine Charlotte de Savoie et du roi René.
Au fil du temps, l’oiselet de chypre ne désignera plus le contenant mais le contenu, à savoir une pâte parfumée venant de Chypre puis confectionnée à la manière de Chypre à laquelle on donnait une forme d’oiseau et que l’on couvrait parfois de plume. Nous ne pouvons toutefois pas affirmer, faute de traces écrites, qu’il ait existé une façon proprement chypriote de confectionner des parfums importée en Occident bien que Félix Fabri au XVème siècle décrive Nicosie comme un lieu où se croisent « des marchands du monde entier, croyants et non croyants. Ils sont nombreux car les épices d’Orient arrivent ici et l’art des parfumeurs les y assemble ».
Les plus anciennes formules d’oiselets qui nous soient parvenues datent du XVème siècle et font déjà état d’une fabrication plus libérale. La première, mancelle, utilise du labdanum, du benjoin, du storax, de la myrrhe, de l’encens, du mastic et du musc tandis qu’une autre, vraisemblablement parisienne, sert à fabriquer un oiselet « en temps d’épidémie » fait de camphre, de cèdres rouge et blanc, de labdanum encore, de myrte, de myrrhe, de gommes adragante et arabique ainsi que de vinaigre. Nulle part est-il fait mention de l’île de Chypre mais nous voyons bien qu’au-delà de leurs différences notables, ces deux formules et nos chypres contemporains ont en commun d’être basés sur du labdanum -comme la plupart des encens levantins du Moyen Âge.
En 1557, l’oiselet devient idéal pour se prémunir contre la peste. En 1624, une recette les fait faire à partir de labdanum, de benjoin, de styrax, de girofle et de bois de oud. Au XVIIIème siècle, les formules commencent à être plus élaborées et l’on y voit apparaître des baies de genièvres, des fleurs séchées, du santal, de l’iris, des aromates ainsi que de la civette et de l’ambregris. Les plus nobles en brûlent par commodité, les plus pauvres peuvent se procurer du styrax et du labdanum à bon prix mais la découverte de l’esprit de vin par Villeneuve, marquant le début de la parfumerie classique, changera la donne et vers la moitié du XVIIIème siècle, le chypre quitte la sphère des « parfums secs » pour devenir un parfum de peau. En 1771, une recette d’Eau de Chypre donne pour ingrédients : le jasmin, l’iris, l’angélique, la muscade, les roses et quelques gouttes d’ambre, s’inspirant de formules d’oiselets. Plus tard, en 1777, un commentaire dit des Eaux de Chypre qu’elles sont « des esprits ambrés (…) à la mode » sans s’attarder et donne une formule n’ayant que l’ambregris comme ingrédient. Le cœur du chypre, on le voit, se perd de plus en plus et de même que pour l’Eau de Cologne, l’Eau de Chypre devient un terme générique désignant une vague espèce olfactive que nous pourrions qualifier de nos jours de floral-ambré.
A partir du XIXème siècle, l’Europe et particulièrement le Royaume-Uni, raffolent du chypre au point qu’il s’en décline des dizaines de formules. La première moitié du siècle voit les Eaux de Chypre être particulièrement florales. Il n’est pas rare d’y voir mêlées : tubéreuse, jasmin, rose, fleur de cassie, violette et ambrette. La deuxième moitié du siècle voit les chypres plus résineux et animaux et perdre en opulence. En 1857, Septimus Piesse dresse le constat d’un chypre « démodé » et en restitue la formule la plus connue à base d’ambregris, de vanille, d’iris, de musc et de rose. Tout porte à croire que les chypres ultérieurs de Guerlain, Rimmel, Lubin, Gallet, et Bichara seront basés sur cette dernière formule et nourriront chacun l’imaginaire de François Coty pour créer le sien.
Toutefois, s’il est clair que la présence du labdanum, du cœur floral et de la bergamote dans l’accord chypré est liée à son histoire, qu’en est-il de son autre ingrédient phare : la mousse de chêne ?
Celle-ci doit sa présence à une poudre qui a existé parallèlement aux oiselets et aux eaux dont on se servait pour se parfumer la perruque ou s’illuminer le teint. Cette « poudre de chypre », utilisée en Europe depuis au moins le XVIème siècle - on en atteste l’usage à Venise et Montpellier, reconnues pour leur art apothicaire- était uniquement composée de mousse de chêne. Il ne faut pas chercher bien loin pour connaître la signification de ce chypre-là, l’île de Chypre servant d’argument fallacieux pour vendre une poudre somme toute ordinaire car « si un acheteur eût su que cette poudre était confectionnée avec de la mousse (…) il aurait préféré indubitablement les poudres fabriquées avec les fleurs connues dans les jardins ». Une pirouette « marketing » dont Coty lui-même n’aurait pas été peu fier.
La révolution de Coty aura été de composer un Chypre résumant tous les précédents et annonçant tous les suivants. Par l’adjonction, simple pourtant, de la mousse de chêne, il se place non pas en simple perpétuateur d’une tradition mais en continuateur, portant plus loin la vision de ses prédécesseurs au point de redéfinir un genre en perpétuel mouvement depuis le XIVème siècle.
Mais si nous avons pu remonter les origines du Chypre en tant que famille olfactive au XIVème siècle, qu’en est-il du terme « chypre » lui-même ? Faut-il simplement y voir le reflet d’une mode orientaliste passée de cour en cour à travers les siècles ou le mot « chypre » renfermerait-il d’autres éléments de réponse ?
C’est du côté de la piste botanique qu’il nous faudra regarder pour espérer y voir, un peu, plus clair. Un travail que nous effectuerons dans la deuxième partie de cet Aperçu, aux Origines du Chypre.