Shem-el-Nessim - Grossmith London

Shem-el-Nessim

par Trevor Nicholl

pour Grossmith London


Les mots me manquent, ma douceur, pour évoquer la beauté de ce pays teinté à l’ocre du désert, pour vous décrire en une phrase qui ne paraisse point pénible le roulement invisible des dunes et leur chant qu’on n’entend qu’en la nuit profonde, moite et terrible qui se lève ici parfois quand, disent-ils, l’Inde souffle sa mousson. Il faut avoir vu ces eaux turquoise claquant leur écume contre les roches sélénites, amères, blanchâtres, découpées au vent et à l’acier. Il faut avoir goûté dans l’embrun le sel d’une mer trop chaude et dans les rues les parfums qu’on y brûle. Il faut avoir croisé le regard de ces femmes drapées de noir et de dignité comme autrefois les douairières qui peuplaient nos cours et leurs regards pénétrants de toute la sensualité de la Terre que dérobent leurs voiles dolents. Il règne dans ces ruelles que le soleil a conquises, une douceur sublime et mystique, un goût du silence qu’on ne trouve guère plus dans les métropoles de l’Occident.

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Tout y respire la prière et l’amour. Même la chaleur écrasante ne saurait entamer l’enthousiasme modeste des hommes au cuir tanné, aux cheveux blancs, travaillant la mer et les sables avec la fierté des princes de légendes. Ce sont pour beaucoup des pêcheurs de perles ou des caravaniers, connaissant comme personne leurs horizons mobiles, le désert et la mer et leurs roulis de sable et de corail. Ah si vous les voyiez, ces saracènes aux figures d’Apôtres et leurs barbes dégouttant d’huiles parfumées ! Si vous les sentiez, ah ! si seulement je pouvais joindre à ces mots les effluves qui me pénètrent à l’instant : l’encens brûlant dans les tiroirs, un mélange pourpre d’olibans comme de chypre rouge, de laudanum et d’ambre blanc et la chaleur ronde et craquante des poutres de cèdre martelées de laiton.

 

Comme il me tarde de vous retrouver et comme il me tarde aussi de vous embrasser un jour, ici, à l’ombre du volcan noir de jais veillant sur la ville comme un cyclope endormi. Vous pourrez goûter à leur hospitalité, au café qu’ils boivent noir, infusé de cardamome, d’ambre et de safran. Il n’est pas un lieu qui ne sente pas, qui ne soit pas explosif de grappes de parfums organiques, la pêche séchant sur les barges bleues, la rose dont se parent les hommes comme les femmes de bijoux et le jus de fruits mûrs, d’agrumes inconnus à nos papilles, sortes de petits citrons verts, étoilés et amers. Il arrive même que le souffle du désert se lève contre celui de la mer et il se dessine alors dans le ciel des arabesques sableuses, sortes d’aurores orientales s’enflammant à la lueur du couchant ; et alors il descend dans la cité un vent chaud charriant toutes sortes de fragrances spectrales, restes d’oasis. Les embruns salés s’inclinent devant la richesse qu’on s’imagine des cités enfouies sous le sable, l’air embaume l’encens et la vanille chauffée aux dunes, les dattes mûres et les figues, les fleurs capiteuses qu’on ne trouve guère plus que dans ces fantastiques palmeraies qu’entretiennent secrètement les émirs – et l’air de caravansérail laisse place à la fragrance sacrée, lourde d’opopanax et de jasmin, qui enduit les murailles meccanes.

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Nous reviendrons ici ensemble, je le jure, et vous sentirez aussi les parfums du vent…

 

Shem-el-Nessim s’impose comme une fragrance extraite d’un rêve, d’une correspondance fabulée entre deux amants qu’éloigne l’Arabie. Quintessentiellement victorien de par son histoire et sa vision féerique des confins de l’Orient, il suggère à nos sens un voyage hors du temps, vieilli sans être pour autant vieillot. C’est paradoxalement un saut dans le cœur pulsant et puant d’une Londres encore à l’acmé de sa gloire, capitale du monde connu et d’un Empire sans soleil couchant.

 

Le rythme langoureux et tenace d’un duel d’ylang et de jasmin se poudre d’un beurre d’iris légèrement gras et cuiré. Racé, le cœur rappelle à s’y méprendre les itérations anciennes de L’Heure Bleue sans ses accents gourmands. Classieux, obséquieux, glissant sur la gorge comme une parure de diamants, Shem-el-Nessim se veut aussi luxuriant que le paysage qu’il portraie quoiqu’il conserve encore la pudeur d’une Angleterre dont il était l’ambassadeur. On découvre cette modestie couleur de lavande, cette époque de billets doux et de gants blancs et l’on devine entre ses lignes fardées de vanille et d’ambres miellés les amours clandestines qu’on vivait tout en secrets.  C’est un parfum orientaliste plutôt qu’oriental en ce qu’il s’architecture sur un bouquet de fleurs lourdes et lointaines plutôt que d’ouds, d’absolues indolées plutôt que de bois ambrés et la rose y est remplacée par le jasmin, la violette et l’héliotrope évoquant la blancheur immaculée des perles et des dishdashas émiriennes. Il en résulte un parfum coloré, bien plus que le ton sur ton d’ocre, de sable et d’or du littoral persique.

Littoral Persique

 

D’aucuns ont glosé sur la similarité entre Shem-el-Nessim et L’Origan néanmoins il me semble que le premier se pare d’une sensualité qui manquait au second et que L’Heure Bleue a perdue. C’est sans doute ce qui rendit Shem-el-Nessim si populaire en son temps : il donnait à sentir un Moyen-Orient que l’on ne connaissait alors qu’en images, qu’en musique ; cet Orient de femmes mystérieuses se parfumant d’encens, leurs silhouettes enveloppées de la brume mystique et dorée qui flottait dans les harems. Oui, Shem-el-Nessim est un fantasme purement britannique. Plus royal que ses cousins révolutionnaires, il a la beauté déchirante d’un chant du cygne, du dernier rayon de soleil brillant sur un Empire sur le point de connaître le crépuscule de son histoire, d’une Europe tellement empêtrée dans les soies du Vieux Monde qu’elle n’a pas pu imaginer l’atrocité de la Première Guerre Mondiale. Insouciant, naïf, comme une mariée du XIXème siècle remontant l’allée nuptiale, Shem-el-Nessim est émouvant, attendrissant, réconfortant.

 

En cela, Shem-el-Nessim évite l’écueil des nouveaux arrivistes et des vieux modernistes, loin de faussement prétendre révolutionner la parfumerie, il assume au contraire son retour à la source, imitant au plus proche les héros dont on connaît le nom sans l’effluve. Viennent à l’esprit les Coty, les Guerlain, les Shalimar, les Origan et tous ceux que la mode et le siècle passant ont condamnés à l’oubli. Voilà peut-être bien sa modernité – de n’être pas vintage mais d’en avoir l’élégance à s’y méprendre, l’écriture surannée, conforme aux exigences contemporaines quoique toujours compliquée à la façon de formules où s’enchevêtrent matières et bases et lignes, où se croisent les mêmes molécules exprimées différemment, de ces guerlinades à tiroirs qui se répètent sans jamais se redire comme en contrepoint se déroulant en une symphonie chorale de couleurs et d’odeurs.


Shem-el-Nessim - Grossmith London

EdP: 50ml, 100ml - £185, £265

Perfume: 15ml, 50ml, 100ml - £175, £375, £495

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