Le Parfum et la Peste

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Mes fous en sens,

 

Nous avions prévu pour cet Aperçu de nous attacher, comme à notre habitude, à la symbolique d’une matière première des plus vénérables néanmoins, les récents événements agitant le monde –et celui du parfum- nous ont forcé de regarder en arrière, de regarder vers l’Histoire.

 

L’histoire de la Peste et de celle de Londres en particulier. Car bien oui, s’il faut traiter le mal par le mal, alors traitons celui-ci par l’analyse de celui-là. Sans plus de préambule, allons donc survoler l’Europe médiévale combattant la Peste…à coups de parfums.

 

Londres en l’an de grâce 1665. La cour du Roi Charles II vient de s’exiler à Salisbury dans l’espoir de fuir la peste qui ravage la capitale quand un français du nom de Jacques Angier annonce détenir un remède miraculeux qui tirera la Cité de sa torpeur moribonde.  Une fois n’est pas coutume : les Anglais auront tort de faire confiance aux Français…

 

L’histoire du parfum est indissociable de celle de la peste. D’aussi longtemps qu’il existe, le parfum a été perçu comme une extension de la bonne odeur spirituelle et comme signe matériel de bénédiction immatérielle. Le corollaire est aussi vrai, que les mauvaises odeurs portent en elles un maléfice plus profond –nous y reviendrons. Toujours est-il que dès le Moyen Âge, tout portait à croire que les bonnes odeurs éloignaient les miasmes pestilentiels qui plongeaient fréquemment l’Europe dans un nuage mortifère et riches ou pauvres virent dans le parfum un moyen, non pas de cacher leur propre odeur, mais de rester en vie.

 

Il faut pour s’en convaincre relire l’histoire du Vinaigre des Quatre Voleurs, élixir ayant permis à un groupe de brigands de détrousser les cadavres des pestiférés sans être affectés par le mal. Rattrapés par la justice, on dit qu’ils eurent la vie sauve en l’échange de la recette de leur remède, une infusion de romarin, d’absinthe, de camphre, de sauge, de rue odorante et d’autres herbes aromatiques.

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 C’est l’Italie de la Renaissance qui nous fournit une pléthore de traités médicaux à l’usage de la peste, lesquels font large mention de parfums pour la prévenir, sinon la guérir. A Milan, déjà, Asciano Centorio degli Ortensi suggère dans son I Cinque Libri degl’avvertimenti, de parfumer les demeures des malades, conseil qui sera repris plus tard à Venise par Girolamo Donzellini qui conseillera de « purifier et parfumer » les effets des pestiférés au lieu que de les brûler comme c’était il était alors de coutume de faire. Enfin, Giacomo Argenterio, reprenant le conseil d’Auger Ferrier –qui deviendra médecin à la cour de Marie de Médicis- propose d’amasser des fagots de bois aromatiques devant chaque bâtiment en vue de parfumer les quartiers de la cité.

 

Quoique ces recommandations aient été instantes, elles ne donneront, pour la plupart, suite à aucune mesure de la part des gouvernements des cités respectives, qu’il s’agisse de Florence, de Venise, de Sienne ou d’ailleurs, les pestes étant considérées comme des châtiments divins répondant à la conduite immorale de tout une population. Thomas Nashe, poète anglais du XVIème siècle, écrira d’ailleurs une sublime litanie décrivant, dans un registre pathétique, l’inéluctabilité de la maladie rappelant à l’Homme une fragilité dont il ne peut échapper.

 

Car c’est bien ce dont se soucient les médecins de l’époque : le péché ; et ils finissent leurs développements par une réflexion commune sur la prévalence de la peste dans les milieux populaires, s’interrogeant quant aux péchés commis par ces classes moins aisées et la façon dont l’élite pourrait et devrait les guider vers un chemin de sainteté.

 

Aussi, nourrie par ces nombreux traités, l’Angleterre se mit à discuter des mesures à prendre afin de prévenir une catastrophe dont l’échéance était inévitable. Dès 1607, décision est prise de faire cesser la production d’amidon dans le centre de Londres, au prétexte que la puanteur qu’elle causait n’était pas « anodine quant à la propagation et prolifération de la peste » et en 1660, John Evelyn, reprenant le conseil d’Argenterio, recommande dans son Fumifugium de planter des jardins aromatiques aux alentours de la Cité afin d’en purifier l’air proverbialement fétide, chargé de fumées charbonneuses faisant tousser les fidèles pendant la Messe.

 

Son appel ne sera suivi d’aucune mesure publique et l’on laisse au citoyen le soin de se protéger lui-même des miasmes environnants. Le Comte de Northumberland aurait notamment dépensé un shilling auprès de son apothicaire –soit la journée de salaire d’un artisan qualifié- pour s’acheter une pomme d’ambre, amulette truffée d’herbes aromatiques censée protéger son porteur des vapeurs mortifères.

 

On peut imaginer leur parfum grâce aux recettes qui nous sont parvenues, dont une rapportée par Antoine de Médicis mentionnant entre autres ingrédients : labdanum, styrax, myrrhe, clou de girofle, musc et jus de citron.

 

Aussi, lorsqu’ils virent une comète briller dans leur ciel de 1664, les londoniens comprirent qu’ils allaient passer des heures difficiles et aux premiers frimas de 1665, la Peste frappe aux portes de la Cité et s’y répand comme trainée de poudre.  Les décès ne se comptent plus malgré la quarantaine imposée à tous les citoyens, non pas tant dans le but de les protéger mais d’éviter une plus large propagation du mal.  A l’été, la situation est si intenable que le Roi et le Parlement sont forcés de s’exiler à Salisbury puis à Oxford quand les premiers cas de peste s’y déclarèrent.

 

Londres, abandonnée à son sort par le corps des médecins et des élites ayant trouvé refuge dans les campagnes, devient le théâtre de scènes misérables, telle celle d’un père faisant sortir sa fille par la fenêtre et la confiant à un ami afin qu’elle puisse quitter la ville et échapper à un destin tragique. Quelques prêtres restent encore pour inhumer les cadavres qui s’amoncèlent et administrent aux malades un sirop, le London Treacle, fait d’herbes aromatiques, de vin, d’ambre et d’opium dans l’espoir de les guérir.

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 Les fumigations observent un retour en grâce malgré une certaine méfiance des autorités médicales. Le Doyen de la cathédrale Saint-Paul, exilé à Turnbridge Wells, donna pour consigne de brûler dans ses appartements londoniens un mélange d’encens, de poivre et soufre. Ailleurs, on raconte qu’un bureau des Postes est enfumé matin et soir si bien qu’il y plane un brouillard épais. Le nuage « de charbon et d’acier » qui empourprait la ville se voit supplanté par une fumée blanchâtre au parfum astringent car on finit par installer partout dans les rues d’immenses brasiers de bois tendre, de romarin, de rue odorante et d’autres parfums dans l’espoir de chasser la maladie.  A ceux qui sont confinés l’on conseille aussi de faire brûler chaque jour des fagots de romarin et de rue espérant enrayer la maladie, en vain.

 

C’est dans ce contexte que Jacques Angier se présente à la cour en prétendant détenir un remède miraculeux, un mélange de soufre, de salpêtre et d’ambregris ayant apparemment guéri huit londoniens d’une maison de Newton Street dont Jonas Charles, son propriétaire.

 

Subjugué par sa démonstration et par le témoignage de Jonas Charles lui-même, le Roi accordera sa bénédiction à Jacques Angier et lui fera don de 86 livres, soit l’équivalent de trois ans de salaire. Il ordonnera même au Maire de la Cité de Londres qu’il finance à ses frais la fabrication et la distribution du fameux remède au bénéfice d’Angier. Le Conseil Royal publiera la liste de six adresses où s’en procurer et en fera l’active promotion.

 

Quand il apparut clair que le remède d’Angier n’était qu’une poudre de perlimpinpin, celui-ci avait déjà quitté la capitale. Le gouvernement n’assumera que discrètement avoir été victime d’une fraude ayant causé la mort de plus de citoyens qu’elle n’en aura sauvés. Et John Evelyn, alors conseiller du Roi, dira de cela qu’il « ne connaît aucun grand de la cour qui se soucie réellement du bien de l’état. Ils ne se soucient que du leur ».

 

A l’automne 1666, les aristocrates et les bourgeois retournent à Londres et découvrent une ville moribonde. Leurs charrettes croulant sous les richesses croisent des maisons abandonnées marquées d’une croix rouge et de ces mots : « Seigneur, ayez pitié de nous » - ce sont les « centaines de portes closes » que décrit Samuel Pepys, les maisons des pestiférés. A la fin de l’hiver, le Roi regagne sa capitale, le Parlement regagne Westminster et à la fin de l’été 1666, la Peste est endiguée. Soit quelques semaines avant le Grand Incendie de Londres…

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 Londres, qui n’aura du son salut qu’à la résilience de certains prêtres et apothicaires tirera les enseignements de cet épisode houleux et la ville prendra la forme qu’on lui connaît désormais : de larges avenues et des places arborées afin qu’un air sain y circule mais le véritable renversement qui s’opère est de l’ordre moral. Ce n’est plus un péché de chair que la Peste est venue châtier mais un péché collectif d’orgueil et d’avarice et les coupables ne sont plus les pauvres mais les nantis ce que Thomas Vincent a critiqué dans un pamphlet brûlant en 1667 disant : « Je suis persuadé que le courroux de Dieu vient moins de ceux qui sont restés dans la ville que de ceux qui s’en sont enfuis (…) Beaucoup à Londres se sont enorgueillis de leurs beaux habits et de leurs visages fardés ; et d’autres de leurs belles échoppes et de leurs demeures bien tenues : ils ont porté l’orgueil comme une parure, elle les a couvert comme d’un habit au lieu de la tunique et de l’ornement de l’humilité qui sont de grand prix aux yeux de Dieu »

 

En ces heures sombres qui s’annoncent plus difficiles encore pour nous tous, contentons-nous de constater la beauté de la fragilité de la vie humaine afin que d’en mieux saisir la valeur. Amoureux de parfums, tirons leçons de la fugacité de ses essences, de l’éphémère des joies qu’il procure. Ne cédons pas au malheur, embrassons nos bonheurs. Faisons-le avec d’autant plus d’intensité, profitons de ce que Tolkien appelait le « Don des Hommes » et surtout, à la suite d’Antoine de Médicis : « évitez les mauvaises odeurs ».

 

Et gardons espoir.

 

« Hommes riches, n’ayez pas foi en vos richesses ; l’or du monde ne rallongerait vos années. Toute matière se doit dépérir ; toutes choses sont faites pour mourir. Hâtons-nous donc chaque jour vers notre destinée ; le Paradis nous attend, la Terre est arrêtée ; c’est au Ciel, finalement, que nous devons monter » - Thomas Nashe, Litanie en Temps de Peste.