Barbara Herman - La Disruptive

Barbara Herman - Auteure et créatrice de Eris Parfums

Barbara Herman - Auteure et créatrice de Eris Parfums

Notre rencontre avec Barbara Herman, critique, auteure de Scent & Subversion et créatrice de la marque de niche Eris Parfums, aura presque tout d’une romance du tiers millénaire, à ceci près de la romance mais à tout de l’amitié. Mise sur notre chemin par une connaissance mutuelle, nous déjeunâmes en plein été à Paris où nous pûmes découvrir Mxxx. le parfum qu’elle allait bientôt lancer. Nous l’avons retrouvée à New York à Thanksgiving, quelques jours avant son lancement pour nous entretenir sur sa vision très personnelle de la parfumerie.

Alexandre HELWANI - Merci Barbara d’avoir accepté cet Entretien. Nous allons entrer dans le vif du sujet : vous avez beaucoup de cordes à votre arc. Créatrice et directrice artistique d’une marque de niche, Eris Parfums dont vous lancez prochainement le nouvel opus, Mxxx. ; auteure, critique de parfums, collectionneuse… Où est-ce que tout cela a commencé ? Vous êtes-vous dite : c’est cette route que j’entends poursuivre ?

Barbara HERMAN  – Tout a commencé de manière assez naturelle. Vers 2008, j’ai commencé à m’instruire sur les parfums mais je n’aurais jamais imaginé écrire dessus. Je collectionnais d’anciens flacons parce que j’aimais l’histoire de leurs ingrédients, de leurs styles et de manière générale, le panache qu’avaient ces vieux parfums. Au fur et à mesure que ma collection grandissait, je prenais des notes puis j’en suis venue à écrire et ai lancé mon site, Yesterday’s Perfume et plus j’en apprenais, plus me surgissaient de nouvelles questions.

AH – Diriez-vous que la parfumerie « vintage » a changé votre approche du parfum ?

BH – Je me souviens de mon choc en remarquant à quel point les féminins des années 20, 30, 40 étaient profonds et osés. Ca m’a surpris de sentir des parfums aussi sales et sauvages dans des maisons tells que Dior. J’ai adoré ça, cette audace et je me suis dit qu’il y avait peut-être des histoires à creuser et que c’est celles-là que je voulais raconter. Et en lisant tous ces critiques parler de parfums avec une telle imagination, une telle déférence, une telle rigueur académique, je me suis sentie légitime d’en faire autant. Mais oui, les « vintage » m’ont appris qu’un parfum pouvait être sauvage et audacieux plutôt que policé et sans surprise.

AH – Est-ce à ce moment que vous avez eu envie de lancer votre propre marque ?

BH – Je n’avais pas du tout en tête, en commençant d’écrire, qu’une marque allait sortir de terre. J’ai pris la décision de démissionner et de quitter San Francisco pour écrire mon livre à la Nouvelle-Orléans donc je ne faisais pas grand-chose à ce moment-là. Mais au moins, je me sentais libre et je me suis dit : « Quelle est la prochaine étape ? » Donc j’ai parlé à Antoine Lie et lui ai dit : « Faisons quelque chose qui s’inspire du passé et de tout ce qu’on aime dans les vieux parfums ».

AH – Justement, pourquoi avoir choisi Antoine Lie pour écrire vos parfums ?

BH – Antoine et moi avons développé une certaine amitié parce qu’il était un des parfumeurs que j’avais rencontrés pour le chapitre « Scent Visionaries » de mon livre Scent & Subversion pour qu’il me parle de Sécrétions Magnifiques qu’il avait créé pour Etat Libre d’Orange. Naïvement, j’ai pris contact avec trois de mes parfumeurs favoris en me disant que je sortirais un triptyque de parfums, un chypre, un vert et un animal, avec un parfumeur différent pour chaque. J’avais choisi Antoine pour le parfum le plus animal évidemment mais au final il a été le seul capable de dire « oui » franchement à ma proposition et en sentant ses essais, j’étais certaine qu’il devrait signer les trois parfums et qu’ils seraient tous floraux-animaux.

AH – Comment ça, le seul capable de dire oui ?

BH – Antoine n’était pas bloqué par la maison pour laquelle il travaillait. Il faut se rappeler que je n’étais personne à l’époque, je n’avais pas d’investisseur, personne ne connaissait vraiment mon livre. J’étais qui, franchement ? Il fallait être quelqu’un ou potentiellement le devenir pour pouvoir approcher des plus grands noms de la parfumerie, dans des maisons comme IFF ou Givaudan. Et il fallait les fonds qui vont avec. J’ai vraiment aimé le fait qu’Antoine ait pris mon projet au sérieux et l’ait vu comme une opportunité de faire quelque chose d’intéressant et il avait négocié avec la maison de composition qui l’employait, une certaine liberté pour travailler sur des projets plus modestes.

AH – J’imagine qu’en tant qu’écrivaine, votre avez une manière différente de diriger un artiste, comment est-ce que cela s’est traduit dans vos relations avec Antoine ?

BH – C’est assez intéressant parce qu’on me demande souvent « Comment tu fais ci, comment est-ce que tu communiques avec Antoine » et pour être honnête, c’est assez organique. Je commence souvent par les notes que j’aime, d’autres parfums que j’aime dans la même catégorie, qu’ils soient anciens ou contemporains. Parfois tout va partir du nom du parfum ou de l’effet que je voudrais qu’il ait, et parfois je pars juste de qualités ineffables. Je peux aller voir Antoine et lui dire : « Je veux qu’en portant ce parfum, les gens se sentent comme ci ou comme ça » et parce qu’il est si talentueux, il va réussir à me proposer quelque chose. Quand il travaillait sur Night Flower par exemple, je lui ai dit que je voulais un parfum qui reproduise ce vertige vous savez, quand on tombe amoureux de quelqu’un mais qu’on est à la fois effrayé. Ce coup de poing dans le ventre, ce petit goût de « Je suis super contente et terrifiée à la fois », ce cette sensation quand on arrive tout en haut d’une montagne russe et qu’on est à une seconde de la dévaler. Je lui ai dit : « Je ne sais pas comment mais si tu peux me faire ça en parfum, ce serait bien » et quand je l’ai senti…je l’ai ressenti. Ce plongeon des notes plus claires de bergamote et de cardamome vers une profondeur animale. Antoine s’est débrouillé pour recréer cet effet qui n’a pourtant rien à voir avec un parfum. C’est une sensation, une émotion qu’il a traduite et j’ai trouvé ça incroyable. Donc je dirais que ma façon de travailler est assez cinématographique. Je veux que chaque parfum ait une histoire que l’on puisse voir et sentir. Ma première collection racontait celle de La Belle et la Bête, l’histoire de la Bête, de son retour en parfumerie et de notre propre peur des odeurs trop animales.

AH – On dirait que vous êtes attirée par tout ce qui est animal…

BH – Oui parce que, qu’on le veuille ou non, on a tous une certaine appréhension ou fascination à l’égard d’odeurs aussi animales et corporelles alors même qu’on nous apprend que le parfum sert à sentir bon, donc propre. Comme je le disais dans mon livre pour expliquer mon attirance pour ces odeurs bizarres : « Ces choses qui puent ont le goût de la vie ». Je voulais faire apparaître ce contraste entre ce que l’on juge beau et ce qui est animal. Je savais que beaucoup de gens auraient du mal avec Ma Bête qui est vraiment très animale mais c’est aussi ce que j’aime, quand on ne sait pas vraiment si l’on aime un parfum ou non. Ca nous force à revenir dessus. J’aime cette idée qu’un parfum puisse représenter un défi et je veux que mes parfums aient cette défiance, qu’ils fassent surgir de nouvelles émotions, qu’ils forgent une vraie relation avec ceux qui les portent et qui changera avec le temps. Les parfums que je préfère sont ceux que je n’étais pas sûre d’aimer et qu’il a fallu que j’apprenne à connaître.

AH – C’est à croire que ces matières imposent comme un silence sur notre façon de penser, d’analyser des parfums…

BH – Je n’y avais jamais réfléchi avant… Je suis passée d’un milieu très académique où les mots sont rares, choisis, où tout est question d’analyse, d’écriture, de philosophie, d’intellect – ce que j’adore, soit dit en passant – à un monde qui s’éloigne du langage écrit pour une forme de langage plus primale. Le parfum, c’est un peu comme la musique. Cela nous éloigne de notre tendance à hyper-intellectualiser et à disséquer nos vies. C’est une vraie libération pour moi de savoir que le parfum nous autorise à laisser notre intellect de côté. Et même si l’on continuera d’analyser un parfum avec notre intelligence, ça fait appel à notre « intelligence limbique » cette structure de notre cerveau qui gère nos souvenirs et nos émotions.

AH – On peut aussi remarquer que Mx. et Mxxx. se situent à l’opposé de leurs grands frères…

BH – Oui, c’est une autre histoire. Quand j’étudiais à Berkeley, j’étais élève de la philosophe Judith Butler, qui a mis le coup de projecteur sur les étudies du genre. J’ai toujours été fascinée par cette idée de « gender trouble » qui est le nom de son livre le plus connu ; cette idée que quelle que soit la façon dont nous nous identifions, le genre est une construction si rigide qu’on ne pourra jamais s’y sentir à l’aise. Alors quand Caitlyn Jenner a commencé sa transition –j’étais journaliste à l’époque- j’ai écrit un article sur l’adoption du pronom « Mx. » par des organismes officiels et sur le fait que de plus en plus de personnes s’autorisaient à quitter cette division binaire du genre. Je pensais que ce serait assez intéressant de raconter cette histoire en parfums. Une de mes fragrances préférées était Charlie, que j’ai associée au mouvement féministe. Je me souviens du mannequin des publicités, elle portait un pantalon et le nom était assez ambigu du point de vue du genre. Ca m’a marqué. Qu’un parfum puisse être un marqueur culturel. Je voulais faire la même chose avec Mx. et Mxxx. sauf que cette fois, je voulais qu’ils marquent la révolution du genre. Antoine et moi avons travaillé à ce qu’ils n’aient aucune fleur ou élément floral mais conservent certaines notes qui puissent être associées à une lecture de la féminité.

AH – Mais alors comment traduit-on l’absence de genre en parfum ?

BH – Pour Mx. il s’est plutôt agi de mêler des marqueurs de genre dans un parfum plutôt que créer quelque chose de « genderfluid ». On le voulait masculin et féminin plutôt que non-genré même si cela revient au même dans un sens. Un des parfums qu’Antoine m’a fait sentir était une base de santal, de safran, de cacao, légèrement gourmande que j’ai trouvée parfaite. On l’a associée à des notes considérées plus masculines comme le cèdre ou le cuir. Je voulais qu’Antoine me fasse un parfum pétillant et sensuel. CKOne était unisexe, androgyne mais aussi « neutre » c’est-à-dire ni masculin, ni féminin et aussi très propre. J’aimais l’idée de créer un parfum « genderfluid » sans floraux mais que l’on puisse lire comme féminin et/ou masculin et qui soit sensuel plutôt que propre. Le nouveau Mxxx. est une continuation du premier à ceci près qu’on a tamisé les lumières et amplifié l’aspect…animal.

AH – Est-ce que vous diriez que l’industrie du parfum a été impactée par le genre ou que c’est l’inverse ? Ou pas du tout ?

BH – Les parfums emmerdent le genre parce qu’ils vous laissent l’envoyer se faire foutre. Un parfum peut être « féminin » mais si je suis un homme et que je l’aime, je peux le porter en craignant moins la critique que si je sortais en portant une robe par exemple. Mais dans le milieu de la niche, je pense vraiment que le genre n’est pas si important au final. C’est bien plus facile d’y échapper dans le parfum que dans la mode parce que le parfum est invisible. Les amateurs de parfums de niche portent généralement ce qui leur plaît, genre ou pas genre. Des hommes portent de la rose, du lilas, de la fleur d’oranger ; des femmes portent de l’oud, du cuir. Je veux dire, je portais des parfums pour hommes quand j’étais au lycée. Est-ce que je pense qu’il existe des parfums masculins ou féminins ? Non, je pense que ce sont des codes mais je ne crois pas que les gens s’y tiennent pour aimer ou non un parfum. On s’est toujours amusés à emmerder le genre à travers le parfum. Quand je faisais mes recherches pour mon livre, j’ai découvert que Keith Richards portait Joy sous ses aisselles et que Marlon Brando, portant hyper masculin, portait le très féminin Vent Vert et l’a même fait découvrir à sa petite amie de l’époque, Rita Moreno. J’adore cette liberté. Les parfums nous permettent de nous amuser avec le genre sans prendre de risques.

AH – C’est-à-dire sans prendre de risques ?

BH – Parce que c’est invisible. Le parfum permet de dire quelque chose de soi sans souffrir de jugement direct, des autres comme de soi-même d’ailleurs. Ce n’est qu’après l’avoir senti, aimé, décidé de le porter qu’on découvre que c’était un parfum pour un autre genre, ou qu’il est très animal, ou clivant etc. Ca nous permet d’avoir une relation plus honnête avec notre parfum avant que toutes nos inhibitions n’entrent en jeu. Cette immédiateté de l’émotion, c’est ce que j’aime dans le parfum.

 

AH – On remarque justement une recrudescence de marques se proclamant « non-genrées » ou « genderfluid ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

BH – Je serais assez curieuse de savoir ce que cela signifie pour eux. Il y a beaucoup de nuances entre « genderfluid », « genderneutral » etc. Une personne « genderfluid » peut s’identifier sur une échelle de féminité ou de masculinité. Il n’y a rien de neutre là-dedans. Ces termes renvoient tous à quelque chose de très précis et je ne les considère pas personnellement comme des arguments commerciaux. Ce serait assez bien si l’on pouvait se contenter de catégoriser des parfums par leurs familles olfactives mais si on doit commencer par les vendre comme « genderless », c’est déjà un pas.

AH – Est-ce que c’est un sujet qui vous a intéressée tout au long de votre vie ?

BH – Sans le savoir, oui. Quand j’étais petite, je vivais au Texas et ma mère me déposait souvent au centre commercial, puisqu’il n’y avait pas grand chose de plus intéressant à faire. J’allais dans chaque parfumerie et je sentais tout, genre ou pas genre. Evidemment, à cet âge-là je n’étais pas en train de tenir un discours politique sur le genre en sentant mes parfums, je voulais juste savoir ce qu’ils sentaient. Puis, plus tard je suis allée dans un lycée privé, nous devions porter un uniforme et le seul moyen que je trouvai de m’exprimer était de porter Grey Flannel de Geoffrey Beene, un parfum masculin. Une forme de rébellion invisible. C’est à ce moment-là que je me suis rendue compte qu’on peut jouer avec le genre et s’en tirer, grâce au parfum. Parce que chaque fois que je portais des chaussettes un peu colorées ou que je maquillais mes amis, je me faisais réprimander. Mais personne ne m’a jamais rien dit sur mon parfum masculin. Puis à Berkeley j’ai étudié sous la direction de Judith Butler et ai appris que le genre était construit et que, de fait, on pouvait le déconstruire et jouer avec ou autour. Et puis mon livre s’intitule Scent & Subversion donc je dirais que j’aimais bousculer l’ordre établi. Et je pense que c’est ce que fait le parfum : il joue avec les limites, pas seulement celles du genre.

AH – Lesquelles dans ce cas ?

BH – Disons…Disons que ça interroge notre idée de parfums respectables. Quand Guerlain a dit : « Je veux que mon parfum sente les dessous de ma maîtresse »…je veux dire…De dire ça d’un parfum, à son époque et en public, c’était vraiment coquin. C’est très beau mais ça dépasse carrément la limite entre l’intime et le public, entre ce qui est socialement acceptable et ce qui ne l’est pas.

AH – Mais alors pourquoi aimez-vous autant dépasser les limites ?

BH – Parce que je suis rebelle. J’aime ce qui n’est pas conventionnel. Cela vient de mon passé. Je suis née au Vietnam, moitié vietnamienne, moitié germano-américaine, j’ai eu une enfance bilingue dans le Sud des Etats Unis, je m’identifie comme queer et n’ai jamais été cataloguée comme venant d’une région, d’un pays, d’une ethnie, d’une sexualité – de fait, ça m’est plus logique de ne pas me poser de contrainte que de vivre confinée dans certaines identités. J’ai un mode de vie très conventionnel mais j’aime la littérature, la musique qui ne le sont pas, tout ce qui remet en question ces cases dans lesquelles la société veut… nous caser.

AH – Ce qui finalement nous renvoie au nom de votre marque, Eris…

BH – Oui. Une déesse hors-système, dans le système, qui emmerde le système avec beaucoup d’espièglerie.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Alexandre Helwani