Oeillet, fleur d'immortalité

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Mes fous en sens,

 

Notre dernière Critique nous a donné de sentir un parfum des plus surprenants, fruit de l’imagination et de la créativité remarquables de John Biebel. Serin redéfinit les contours des familles olfactives, se plaçant entre plusieurs pour définir la sienne propre, empruntant tour à tour aux gourmands, aux boisés, aux chypres et aux ambrés. Mariage spectaculaire de vert et d’or, Serin donne à sentir l’union de l’œillet et de l’encens. Et c’est bien du premier que nous désirons parler.

 

L’œillet d’Inde nous est très commun sans l’être pourtant, peuplant le jardin de nos mères, il déserte nos parfums. Son odeur reconnaissable est rarement supportable à la fois camphrée et herbacée avec un remugle de pomme pourrie. Charnelle, d’une chair qui se décompose, l’odeur de l’œillet s’en trouve presque plus animale que celle du bois de oud. Et c’est pourtant cette fleur qui orne la majorité des temples qu’ils soient aztèques, hindous, orthodoxes ou païens. Partageant son nom entre trois plantes radicalement différentes, chacune aussi différemment nommée d’un pays à l’autre, l’œillet demeure un mystère qu’il convient d’élucider.

 

Ensemble, mes fous en sens, allons sur les traces de l’Oeillet, la fleur d’immortalité.

 

Comme à notre habitude, prenons le temps de plonger dans l’étymologie de ce nom qui nous révélera plus à son sujet que toutes nos circonlocutions. Et c’est là qu’il convient de s’attarder un peu sur la pluralité de ses dénominations. Celui que nous appelons œillet d’Inde n’est pas un dianthus mais tantôt calendula et tantôt tagetes et ces deux derniers noms, en plus que l’œillet lui-même, nous fournissent une bonne matière à réflexion.

Le mot « tagete » nous vient de Tagès, prophète étrusque à l’origine de leur panthéon qui serait jailli de terre en plein labour et qui aurait donné à son peuple les clefs des arts divinatoires. Ceci est intéressant à bien des égards, plaçant les œillets comme des plantes de choix pour « voir » l’invisible et ce n’est pas un hasard si « œillet » nous vient du latin « oculus » c’est-à-dire l’œil puisque les romains, à la suite des étrusques, utiliseront cette plante lors de rites divinatoires.

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Ce qui est encore plus fascinant lorsque l’on découvre que les Mayas puis les Aztèques utilisaient l’œillet pour les mêmes raisons à ceci près que la « tagetes lucida » -notons le mot lucide- s’appelait chez eux « yahutli » qui signifie étrangement « sombre ». en Nahuatl Cette dichotomie nous renseigne, en plus de preuves archéologiques et récupérées dans la tradition des Huichols, sur son usage en tant qu’encens psychotrope destiné à plonger celui qui la fume dans un état de lucidité profonde aux limites de la transe. Ce n’est pourtant pas tout car en plus de provoquer des rêves, on mettait à profit ses qualités narcotiques en en soufflant au visage des victimes offertes en sacrifice à Huehueteotl, le Dieu du Feu.

 

Une étude scientifique menée en 2002 viendra étayer cette tradition notant des effets tels que des picotements à l’extrémité des membres, un état de lucidité, de conscience et une perception du temps altérés.

 

Nous remarquons donc le premier paradoxe de l’œillet à savoir qu’il est à la fois « sombre » et « lucide », qu’il est « l’herbe à nuages » utilisée pour rêver l’au-delà et celle offerte aux dieux soleil fussent-ils Aztèques…ou Grecs. En effet, il n’était pas rare d’en voir déposée sur les autels d’Apollon, l’œillet étant à l’époque la fleur de Caltha, nymphe éprise du Dieu Soleil et c’est bien ce lien au soleil qu’il nous faut creuser afin de comprendre en quoi l’œillet est devenu symbole universel d’immortalité.

 

Car l’œillet est héliotrope : il s’ouvre aux premières lueurs du jour et se referme avant le soir suivant toujours le cours du soleil. Cette particularité, chantée par de nombreux poètes anglais dont Shakespeare, fut très tôt remarquée et associée aux chaudes et vibrantes nuances d’ocre, d’orange et d’or de la fleur, elle suffira à faire de la tagetes l’offrande parfaite pour les dieux solaires.


De Caltha aussi tient-elle peut-être son deuxième nom, calendula ou « petite horloge » en latin en référence à sa floraison qui a lieu à pour les calendes, c’est à dire le premier jour du mois.

 

Mais alors d’où nous vient notre œillet d’Inde ? Est-il grec, est-il étrusque, est-il aztèque ? Beaucoup diront que le qualificatif « d’Inde » se réfère aux Indes telles qu’on les concevait du temps de Christophe Colomb…c’est-à-dire de l’Amérique Centrale mais comment les Grecs puis les Étrusques et les Romains auraient-ils eu vent de ses propriétés onirogènes ? Peut-être nous faut-il pour cela regarder du côté de l’Inde, la vraie.

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En ce temps de Diwali, nous constatons l’omniprésence de guirlandes d’œillets offertes aux idoles en plus que des tubéreuses ou du jasmin. S’il est souvent suggéré que l’œillet n’est arrivé en Inde qu’à la grâce des colons portugais –nous y reviendrons- notre théorie est au contraire qu’il était déjà là depuis bien longtemps.

 Il faut pour s’en convaincre plonger dans les traditions gondes, peuple indigène habitant les plateaux centraux de l’Inde depuis plusieurs millénaires, possédant leur propre panthéon où se mêlent influences hindoues et animisme local et parlant une langue dravidienne, témoignage de leur présence ancestrale. Ce petit peuple de « montagnards » ainsi qu’ils se nomment avait pour divinité tutélaire Gondmuli. La légende veut que Gondmuli après avoir enlevé l’épouse d’un dieu rival ait eu la tête tranchée par celui-ci. C’est l’épouse de Gondmuli qui disposera de son corps, non sans verser torrents de larmes sur sa dépouille, perdant au passage une épingle à cheveux d’où poussera un œillet. La fleur jaillira donc de l’épingle de la déesse tandis que ses larmes donneront leur amertume au parfum de l’œillet qu’on appela dès lors « gonda » en hommage au dieu défunt.

 

Une autre légende indigène, du peuple Baïga cette fois-ci, raconte comment Mère Nature dans sa colère se mit à dévorer les habitants de la région. On envoya un sage du nom de Juna parlementer avec elle et elle lui demanda, en échange de son accalmie, une guirlande de fleurs. Or et comme il n’existait aucune fleur sur la surface de la Terre, Juna entreprit d’en cueillir dans le monde d’en bas et y découvrit un immense cobra infâme et terrifiant couronné d’œillets. Aussitôt qu’il le vit, le cobra tua Juna mais ce dernier fut ramené à la vie par son épouse et contant son histoire au Serpent, il obtint de lui une couronne d’œillets à offrir à la Mère Nature ainsi que des graines à planter sur la Terre.

 

Ces deux légendes attestent bien de la présence de l’œillet avant la conquête portugaise des Indes. Certains historiens croient en effet que ce sont bien eux qui ont porté la fleur dans la culture indienne car elle il s’était répandu dans le monde occidental l’usage d’offrir des œillets à la Vierge Marie. C’est de cette coutume qu’il tiendrait son nom anglais de « marigold » c’est-à-dire « Mary’s gold » quoiqu’il ait été depuis prouvé que « marigold » est une déformation de l’anglo-saxon « mear-gealla » signifiant « gentiane des marais ».

 

Et voilà encore un point sur lequel il nous convient de nous arrêter car c’est bien cette « gentiane des marais » qui trouve son sens dans les rituels hindous de la puja et de Diwali représentant mieux que toute autre l’âme humaine s’élevant au-dessus des boues de ses passions pour parvenir à l’illumination.

 

L’œillet qu’il s’agisse des Baïga, des Grecs, des Hindous ou des Mayas se place non plus comme une simple fleur héliotrope ni onirogène mais bien psychopompe, comme la lumière guidant les morts vers le royaume des vivants, guidant l’âme des ténèbres jusqu’à la révélation.

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Notre voyage s’achève là où il a commencé, au Mexique, où l’œillet est toujours abondamment offert pour le Dia de los Muertos. Cette tradition n’est pourtant pas très catholique mais bien aztèque. Ces derniers croyaient que l’œillet avait le pouvoir de temporairement ramener les morts à la vie, non à cause de son parfum puissant et cadavérique mais parce que Mictecacihuatl, la déesse chargée de veiller sur les âmes des trépassés, aimait terriblement les fleurs. Les Aztèques pensaient ainsi que l’œillet pouvait persuader la déesse de baisser sa garde, sa couleur-de-soleil guidant telle une torche les âmes des défunts des ténèbres de la mort jusqu’à la lumière des vivants.

 

Et c’est peut-être en cela qu’il faut voir le « marigold » comme « l’or de Marie » non en tant qu’offrande dorée mais en tant que son trésor qui demeure d’avoir terrassé la mort et d’avoir « assumé » la vie éternelle par son Assomption.

 

L’œillet nous donne de voir l’au-delà, il nous apprend la clairvoyance qui naît d’un abandon de nos richesses et de notre vie humaine avec ce qu’elle compte de vanités par une descente dans nos enfers, dans notre « marécage » d’où nous pourrons comme Tagès rejaillir, la terre de nos cœurs une fois labourée, avec la plénitude d’une connaissance céleste. L’œillet par sa lumière et sa nature héliotrope mêlée de l’amertume de son parfum veut nous dire qu’il n’est pas de révélation sans renoncement, pas d’illumination sans amertume ni de vie sans mort – à soi-même.

“Par sa couleur, par sa lumière, l’oeillet qui se couche avec le soleil

Qui avec lui, en pleurant se lève : voici des fleurs

De plein été et je veux croire qu’elles soient données

Aux hommes en leur acmé.”

- Shakespeare