Safran : l'Or Vert

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Mes fous en sens,

 

C’est toujours une joie que de vous écrire et de reprendre avec vous notre longue pérégrination sur la voie symbolique des parfums. Notre dernière Critique –ici, si vous ne l’avez pas lue- s’inspirait de la dernière création de Nathalie Feisthauer pour MDCI, une rose safranée ou plutôt un safran aux arômes de rose métallique et brûlant comme de l’or en fusion. C’est donc naturellement que nous parlerons aujourd’hui du safran.

 

Épice prisée déjà du temps des Grecs, or rouge que l’on cultive du Cachemire aux collines de Toscane, le safran et ses vertus aphrodisiaques a déchainé les passions et déclenché des guerres. Pour autant, nous avons voulu comprendre ce que cachait ce délicat pistil. Qu’y-a-t-il de si attirant à sa couleur ? Pourquoi des royaumes se sont-ils écharpés pour lui ? Que murmure-t-il au clos de la corolle bleutée des crocus ? Ensemble, mes fous en sens, découvrons ensemble les secrets du Safran, le vrai Or Vert.

 

Notre recherche est partie d’un constat assez simple : le safran tout en étant commun à des cultures et religions radicalement différentes y a chaque fois une place similaire. Quiconque se penchant sur la question découvrira rapidement que le safran est partout en Orient synonyme de royauté, à l’instar de la pourpre impériale –puis cardinalice.  Prenons-en pour exemple ce passage des Perses d’Eschyle, s’adressant au roi Darius : « Toi qui es notre ancien roi, allez, notre roi, viens, sur le bord élevé de ta tombe, lève la sandale safranée de ton pied. »

 

De l’autre côté du Levant, on retrouve le safran dans le Sri Guru Granth Sahib, les écritures saintes sikhes, où il est mentionné près de vingt fois, la première disant : « Si j’avais un palais de perles fait, tapissé de joyaux et parfumé de musc, de safran et de bois de santal. » La légende voudrait même que l’on répandît du safran sur les rues de Rome quand Néron y entra.

 

Ce lien entre safran et royauté devient encore plus évident en lisant le Shahmaneh, récit épique écrit par Ferdowsi, comme en ce vers : « Les citoyens lui firent révérence, le couvrant de gemmes et de safran, d’ambregris mêlé de musc, tissant leurs chants sur les harpes » ou encore « Ses sœurs et ses esclaves le couvrirent d’émeraudes et de safran ».

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 On comprend dès lors que les Perses connurent et maîtrisèrent la culture du safran dès les premières heures de leur histoire. Le Bundahishn, une encyclopédie zoroastrienne, parle d’ailleurs du safran comme herbe servant à la teinture.

Nous pouvons donc nous poser la question suivante : le safran doit-il son importance à la puissance de sa couleur ou la couleur doit-elle sa symbolique à la rareté de l’épice ?

 Quelle est-elle d’ailleurs cette symbolique ? Dans l’hindouisme comme dans le bouddhisme ou plus tard le sikhisme, le safran se trouve revêtu d’un sens particulier : il est le signe du renoncement. Le Sri Guru Granth Sahib, s’il s’ouvre sur le safran comme signe de la richesse extérieure va très vite désigner l’exact inverse : « d’autres enfin portent des robes de safran et deviennent hermites » ; « il teint ses tuniques de safran et tandis qu’il les porte, il s’en va en mendiant » ; « un yogi ou un ermite pèlerin portant ses robes de safran ».

 

Chez les bouddhistes, c’est Amitabha, la Lumière ou la Vie Infinie, qui porte des robes safranées. Et c’est bien ce dont il s’agit : de lumière et de vie.

 

Nous ne pouvons évoquer le safran sans parler de l’hindouisme dont il est la couleur la plus sacrée. Le safran comme union du rouge et du jaune est la couleur d’Agni, du feu sacré et purificateur, du feu qui vient consumer l’égo et embraser l’être de sa divine lumière. C’est le feu du renoncement, celui qui brûle tout le riche comme le pauvre ; c’est le feu du sacrifice qui s’élève aux dieux. C’est le feu qui réchauffe, qui illumine et vivifie.

 

Le safran est la couleur de celui dont on dit au premier verset de la Rig-Veda : « Je chante Agni, le dieu du Feu, le dieu prêtre et pontife, le propitiateur qui nous comble de la richesse de ses dons ». Agni, le Feu, est en quelque sorte à la fois le prêtre, le sacrificateur et l’offrande elle-même. Il est la flamme qui fera monter le sacrifice du croyant jusqu’aux hauteurs des cieux et il est aussi la flamme chargée des dons célestes qui viendra habiter le cœur des fidèles.

 

A travers lui, le safran devient alors symbole du feu purificateur et de la pureté qui en découle mais il est aussi couleur de la flamme de vie divine et de sa lumière. Les ermites quant à eux, en revêtant la tunique safranée, signifient qu’ils sont ainsi tout entiers offerts à la Lumière.

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 Afin d’approfondir encore notre étude, il convient de simplement s’arrêter sur l’étymologie du mot « safran ». Il nous vient, sans surprise, du persan zar-faran, de zar « l’or » et de por « qui est rempli ». Si la racine zar nous vient probablement du sanscrit « hiranya » faisant référence à l’or en tant que métal précieux, on suppose qu’elle soit elle-même issue d’une racine proto-indo-européenne nous ayant notamment donné le grec « khloros » ou le latin « helvus » signifiant non plus ce qui est doré mais ce qui est…vert.

 

S’il est vrai que beaucoup de glissements sémantiques ont lieu au fil des siècles, nous nous sommes interrogé sur ce lien lointain entre le vert proto-indo-européen et l’or du safran. D’un point de vue étymologique, pourrait-on dire que le safran n’est plus rempli d’or mais rempli de vert ? Assez étonnant pour une épice rouge, n’est-ce pas ?

 

Quel est donc cet or vert identifié par les Indo-Européens et les Perses ?

 

Comprenons que cette racine, si elle pouvait faire référence à la couleur était aussi utilisée pour désigner ce qui est jeune – c’est le vert des jeunes pousses, le vert des premières feuilles, c’est aussi –permettez-nous un saut spatio-temporel- le vert des arbres de la Pentecôte dont les orthodoxes slaves remplissent leurs églises pour symboliser la descente de l’Esprit Saint qui est… la Vie.

 

Se pourrait-il que le safran soit donc l’herbe de vie ? La mythologie grecque vient au service de notre hypothèse. Elle raconte en effet qu’Hermès tua par accident son favori, Crocus. Etant désespéré par la mort de son amant, il appela à l’aide la déesse Chronis qui redonna vie à Crocus sous forme d’une fleur bleue aux pistils rouges comme son sang tout juste répandu.

 

Qu’il soit de rouge ou d’or ; qu’il soit sikh ou bouddhique ; qu’il soit vert ou hindou, le safran a dès les premiers temps été perçu comme l’épice couleur de l’aube, l’épice du renouveau, des matins encore frais, des matins jeunes, des matins verts. Par excellence, ce précieux pistil et délicat, avec ses teintes passant par jaune et orangé est l’incarnation dans la Terre de cette flamme de vie divine, de cette lumière qui purifie et envahit. Comme un rayon de soleil séché, sa couleur comme son parfum deviennent ceux de la royauté et de l’humilité ; de ceux qui sont auréolés et de ceux qui sont illuminés.

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 Il fait de nous des offrandes vivantes de lumière car la flamme, toujours, danse.

 « Ton Nom est le safran que je prends et répands en offrande à Ton Nom ».