Kabbale et Ambregris

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Mes fous en sens,

 

Après avoir exploré ensemble la poésie d'un parfum aussi profond que le bleu des mers du Sud, nous avons désiré plonger plus profond encore à la recherche d'un trésor aussi connu qu'inconnaissable, tant baume qu'iode ; le trésor du coeur de Neptune ; l'or gris des pêcheurs : l'ambregris. Si son histoire est connue, son origine autant, il est un sujet qui demeure tu : celui de son sens mystique. Ce ne sont pas les occurrences magiques qui manquent : qu'il s'agisse des traités de Crowley ou de formules magiques médiévales, l'ambregris s'est taillé une place discrète, presque secrète, au sein des nombreux ingrédients à la portée ésotérique. C'est pourquoi, nous vous proposons aujourd'hui d'aller découvrir ensemble la Kabbale et l'Ambre Gris.

 

Comprendre le sens ésotérique de l'ambregris suppose en connaître l'origine. Comme pour toute matière animale, celle de l'ambregris est peu reluisante. Il faut visualiser un cachalot dans les profondeurs régurgitant du fond de ses entrailles un suc résineux, une boule visqueuse et noirâtre flottant de vague en vague, rincée par l'iode, l'écume, les algues. Il faut visualiser cette boule devenue rocher, cette pierre ponce tantôt brune, tantôt dorée, s'échouant comme galet sur la grève. Il faut visualiser les pêcheurs de perles du Golfe Persique et les prêtres mayas à l'orée des Bahamas récoltant dans le sable entre les os et les eaux, un galet blanc, friable sous la dent, aux arômes de sel et de fleurs, de mer et de terreur.

 

Tel est le trésor de Neptune - que les Grecs ne connaissaient pas.

 

Les premières mentions d'ambregris remontent à l'Inde Védique. C'est là, dans l'Amara Kosa, que nous avons découvert que l'ambara, terme désignant jusqu'alors l'ambregris, fut utilisé pour signifier le ciel. Étrange association que celle de la mer et des cieux en un temps où l'océan était synonyme de mort. Continuant nos recherches, nous trouvâmes la trace d'une tradition du Haut-Moyen Âge arabe disant que l'ambregris, loin d'être une résine arrachée aux fonds marins par quelque nymphe, venait en fait des sommets de l'Himalaya. C'est là, disait-on, que des montagnes exsudaient du miel qui coulait dans l'océan, donnant à sentir cet ambre suave et doré. 

 

Il était étonnant de noter la pertinence de ces correspondances aussi lointaines par le lieu que par le temps. Subrepticement, l'ambregris tissait sa toile entre les lignes d'une histoire qu'on aurait voulu être sienne. Loin d'être l'oud de la mer, l'ambregris au contraire désirait s'affirmer comme un lien entre Terre et Ciel - lien subtil, invisible, hermétique.

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C'est ce lien que retiendront les magies, dont celle de Crowley, en associant l'ambregris au Ciel. D'autres associations apparaissent en lisant ci-et-la des traités de magie élémentale : l'ambregris correspond tantôt à l'élément Eau tantôt au Blanc. Mais si ces deux associations sont évidentes, il convient de se demander pourquoi Crowley et tant d'autres veulent aussi l'associer au Ciel.

 

C'est la Kabbale et sa vision du monde tout en correspondances qui nous donne la réponse. L'ambregris s'y fait le parfum de Kether, la sephira couronnant le traditionnel Arbre de Vie et par lui, toute la création. Kether est l'émanation la plus haute de l'Ein Sof, du moteur immuable, du Nom au-dessus de tout Nom. C'est la manifestation de l'Inconnaissable, c'est elle qui couronne -d'où son nom- les autres sephiroth et toute la Création car toute la Création doit tendre au retour et à la connaissance de Kether par la connaissance des autres sephiroth, des autres manifestations de l'Indicible.

 

L'ambregris au regard de la Kabbale n'est donc pas lié à l'océan mais aux Cieux ; il n'est pas le rejeton d'un monstre marin mais au contraire le parfum de Dieu, le parfum incompréhensible de l'Inconnaissable, le parfum qui seul peut nous faire entrer en conversation avec l'Ineffable. Car tout est voie et l'ambregris, loin d'être un but est un moyen de connaître et d'appréhender la source de toute vie qui transcende la Création même, depuis qu'elle s'en est comme retirée. 

 

Or, quel est exactement ce chemin vers la Couronne -Kether- de la Création ? Et comment l'ambregris, arraché au ventre des baleines y aurait-il sa place ? S'agit-il d'une voie ascendante, d'une montée permanente comme le pèlerinage vers le Temple de Jérusalem ? Non. Le Sefer Zohar donne d'autres noms à Kether dont Aur Penimi : la Lumière Intérieure. C'est donc à l'intérieur qu'il faut chercher, qu'il faut descendre, dans les profondeurs de la mer et du coeur. 

 

Dans le ventre d'une baleine...

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La Bible raconte l'étonnante histoire de Jonas, un prophète qui, fuyant sa vocation, préfère partir en mer croyant échapper à Dieu. Le navire est pris dans une tempête et voici Jonas qui se trouve englouti dans le ventre d'un monstre marin. Il y restera trois jours et trois nuits avant d'en ressortir et d'assumer son destin. L'épisode qui sera repris dans Pinocchio, n'a pas échappé aux kabbalistes - loin s'en faut. Et c'est le symbolisme de la baleine que nous devons comprendre si l'on veut espérer mettre le doigt sur le sens mystique de l'ambregris.

 

Le kabbaliste, lisant l’histoire de Jonas, s’intéressera premièrement aux lettres. Jonas s’écrit avec les lettres Yod, Vav, Nun et Hei tandis que la baleine et la mer sont respectivement écrites avec les lettres Nun et Mem. Yod, Vav et Hei se retrouvent dans le Tétragramme YHWH. Par là, on comprend que Jonas est celui qui œuvre pour et auprès de Dieu, de Yod, Hei, Vav, Hei. Il accomplit cette œuvre en se laissant avaler par la baleine, Nun, qui se trouve dans l’océan, Mem. Or, Mem est ici symbole de la sephira Malkuth, la création déchue et amère et Nun est symbole des passions et ardeurs sexuelles, de la concupiscence de l’âme humaine.

 

Le séjour de Jonas dans le ventre de la baleine symbolise le combat que tout homme doit mener contre ses passions. Il symbolise ce retour en nous-même, cette métanoïa – on retrouve encore la lettre Nun dans –noia- sans laquelle il est impossible de quitter le Mem, le Malkuth, la création déchue et d’espérer s’élever vers Kether, la connaissance de Dieu. Mais bien plus encore, ce séjour nous fait comprendre qu’il faut que Jonas confronte ses passions ; il faut que Yod, Vav, Nun, Hei visite le Nun, le monstre marin, pour le purifier. Autrement dit, il faut que l’énergie même de Dieu, la vérité, descende dans le plus profond de nos passions afin de les transmuter, de les transfigurer ; afin que Iod, Vav par le Nun connaisse le Hei ; afin que Jonas et que tout homme, par la transfiguration des passions, parvienne à la connaissance de Dieu.

 

L’ambregris nous apprend que le chemin vers la vérité est avant tout un chemin angoissé. C’est une descente vers les profondeurs aveugles de notre âme, comme l’ambre est lui-même issu des abysses. Parfum d’Aum Pamini, il est le parfum de la Lumière Intérieure. Intérieure c’est-à-dire qui doit illuminer nos profondeurs. Il est aussi parfum de Kether, de la Couronne d’Inconnaissance. Il veut nous apprendre que la lumière doit briller dans les ténèbres, qu’elle doit descendre de Kether en Malkuth. Le nom de Jonas signifie collaborer avec Dieu, avoir confiance en Dieu. Le kabbaliste veut y lire une injonction à avoir confiance en l’Inconnaissable qui désire descendre de sa hauteur –Kether- pour nous connaître en notre petitesse –Malkuth- afin de nous élever en sa propre connaissance. C’est accepter de confronter nos propre ténèbres et de se laisser porter par les flots, d’être ballotté, lavé, rincé, épuré par le soleil et l’écume avant d’échouer sur une plage en espérant être ramassé. L’ambregris est l’école du renoncement à soi, du retour en soi. Il est le parfum de la voie allant de Malkuth à Kether en passant par Tiphereth : de la déchéance à la théosis en passant par l’harmonie. L’ambregris nous apprend qu’il est à la fois signe et moyen d’union entre Terre et Ciel.

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 Portant en elle-même le paradoxe d’être à la fois claire et sombre, d’être céleste et marine, cette résine insaisissable et précieuse aux arômes indescriptibles confronte nos propres paradoxes. En faisant remonter à la surface ce qui restait caché, elle veut nous appeler à illuminer les noires passions de notre cœur ; à déterrer les plaies non pansées.

 

Baume divin, l’ambregris nous guérit en nous faisant comprendre que l’ascétisme véritable ne consiste pas en la négation des passions mais en leur transfiguration. L’on comprend que la paix ne s’obtient pas en fermant les yeux sur nos maux mais en les faisant jaillir à la surface pour pouvoir les guérir. L’on comprend enfin qu’il est futile de prétendre à toucher aux hauteurs des cieux sans d’abord accepter de descendre en nous-mêmes. Là nous pourrons alors voir que « la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie ».

 

Dans l’abysse

De notre âme.

Le bonheur.