L'amer, l'amour ; la myrrhe, la mort

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Mes fous en sens,

 

Alors que nous quittons la période de Noël et suite à notre Critique de Baiser de Florence, exposant à sentir une myrrhe collante et sublime, nous avons voulu réserver cet Aperçu à cet ingrédient si mystérieux, si inconnaissable.  L’histoire de la myrrhe nous conduit tous à cet instant crucial qu’est l’Adoration des Mages, ces trois sondeurs des étoiles qui, après avoir bravé les rigueurs des déserts iraniens, syriens, judéens, trouvèrent le chemin d’une étable, d’une mère en couches, d’un enfant en langes et leur offrirent en cadeau de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Qui n’a pas été surpris devant tels présents, si précieux, si inutiles aussi à la femme qui allaite ?

 

Si d’un point de vue terrestre, l’or se réfère à la royauté de la fille de David et l’encens à la divinité de ces craignants-Dieu, c’est bien ce dont ils sont le signe qui nous intéresse. La Tradition des Pères tient l’or et l’encens pour signes respectifs de la royauté et de la divinité de ce Jésus, Fils de Dieu, consubstantiel au Père. La myrrhe quant à elle était signe de mort car elle renvoyait directement aux rites funéraires pratiqués chez les Juifs et les Égyptiens. Était-ce pourtant bien tout ce qu’elle allait annoncer ? La mort…

 

Ensemble, mes fous en sens, en plongeant dans le fleuve des traditions antiques, explorant l’amer, l’amour et la myrrhe et la mort, allons découvrir le sens mystique de la myrrhe dans le christianisme.

 

De prime abord, la myrrhe paraît être un présent au même titre que l’encens. Résine précieuse, considérée comme étant le parfum le plus beau selon les Anciens ; cadeau de la Reine de Saba au grand roi Salomon, la myrrhe a toujours été considérée comme étant un cadeau de grand prix comme en attestent des nombreux versets bibliques. Qu’il s’agisse en effet des Proverbes : « Sur ma couche, j’ai répandu la myrrhe, l’aloès et le cinnamome » ; du Cantique des Cantiques : « Mon bien-aimé, pour moi, est un bouquet de myrrhe » ; ou des Psaumes : « La myrrhe et l’aloès parfument ton vêtement » cette résine a toujours été liée aux plaisirs charnels, à la volupté, à l’union amoureuse à l’extrême : au paroxysme du luxe et des richesses.

 

Il paraît alors paradoxal que ce signe extérieur de richesse fût à la fois signe de mort, son austérité rappelant les rigueurs du shéol hébreu et de la contrition due au péché. C’est pourtant bien le sens qu’il faille relever en lisant tous ces passages des Écritures si l’on veut entrer au plus profond de la mystique chrétienne – la myrrhe est le lien entre les deux Testaments, plus encore elle devient le lien entre l’humanité de l’or et la divinité de l’encens. A travers les Pères de l’Eglise, la myrrhe se révèle signe réel de la théosis, l’union parfaite de l’Homme et de Dieu dans la gloire de la lumière transfigurée.

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 Pour comprendre cela, il faut se rappeler les icônes de la Nativité représentant Marie détournant son regard de son fils. Ce qui paraîtrait anodin pour beaucoup ne le sera pas pour une mère car en effet, quelle mère ne voudrait pas regarder pour la vie l’enfant qu’elle avait porté pendant neuf mois. Ce simple regard détourné vers la gauche est déjà le signe mystique que la Mère de Dieu, en cette première seconde de l’existence terrestre de son fils, avait compris la douleur de la Passion et entrevu la mort de son enfant. L’offrande de myrrhe portée par les Mages ne vient que confirmer son sentiment intime de Mère – la fameuse icône de Notre Dame des Sept Douleurs se trouve déjà esquissée en cette Nativité. Pour une femme hébreuse, la myrrhe évoque naturellement le rituel funéraire et son cortège de pleureuses devançant une dépouille enroulée d’un linge dégouttant de myrrhe et d’onguents.

 

A la lumière de ces informations, la relecture des extraits scripturaires précédents nous en change complètement le sens. Le vêtement de myrrhe et d’aloès dont  il est question dans les Psaumes est bien une robe de roi mais pas au sens du monde : ce vêtement, c’est le suaire tandis que l’Époux est le Christ.

 

Nous aurions pu finir notre étude sur ce constat que la myrrhe appelle la mort mais ç’aurait été produire une étude incomplète car il s’agit ici d’explorer la symbolique mystique et chrétienne de cet ingrédient. Or il n’est pas de Passion sans Résurrection.

 

Christ signifie « oint », celui qui a reçu l’onction. Le psalmiste chante : « C’est pourquoi ton Dieu t’a consacré d’une huile d’allégresse » Serait-ce une autre huile que celle portée au sépulcre par les myrrhophores ? La réponse est non. Cette onction d’allégresse est bien celle de la myrrhe, celle de la mort.

 

Car bien oui, de même que la mort, une fois transfigurée, devient résurrection ; de même aussi la myrrhe, transfigurée, devient non plus signe de mort mais de vie. Et l’on se rappelle aussitôt cet autre verset d’Isaie disant : « Ton amertume amère me rend à la vie ». A la lumière de la Résurrection, l’amertume se fait joie, la myrrhe se fait vie. Signe du mystère insondable que la Mère connaissant sans le comprendre, la myrrhe en tant que symbole de vie, en tant qu’annonce de la Résurrection, devient le signe sensible d’une réalité supra-sensible : la théosis, l’union parfaite de l’Homme et de Dieu.

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 En effet, la vie dont il est question après la Résurrection est la vie en l’Esprit Saint. L’onction est bien celle de l’Esprit qui descendit sur Jésus au moment de son baptême au Jourdain ; cette vie est celle mystiquement transmise lors de la chrismation –la confirmation- au moyen du Saint Chrême ; ce sacrement des sacrements permettant de sceller l’Esprit Saint dans l’Homme et de lui donner le feu de vie qui l’aidera à combattre le malin.

 

Tout ceci est appuyé par le sens changeant du mot myrrhe, passant, chez les Grecs, « d’amertume » à « parfum », le mot « myron » désignant en Grèce le Saint Chrême utilisé pour confirmer les nouveaux baptisés. Ce glissement sémantique n’est pas anodin, il est au contraire le signe lui-aussi d’un glissement de symbolique : dès lors, la myrrhe n’a plus le parfum de la mort mais c’est le bon parfum, le parfum de la vie dans la lumière de l’Esprit Saint.

 

Cette mort dont il est question est donc la mort à soi-même, à son égo, à son passé, la démission à ses propres volontés pour boire le calice amer, la coupe pleine de fiel qui « ramène à la vie ». Plus que signe de mort, plus qu’annonce de la Passion, la myrrhe devient le signe éclatant de cette mort que tous les hommes pourront assumer par le Saint Chrême, dès leur existence terrestre et qui fera leur gloire dans le ciel.

 

Car enfin, cette myrrhe est celle qu’exsudent les myroblites, ces dépouilles d’hommes et de femmes, de martyrs et de saints ; ces icônes miraculeuses suintant en abondance une huile fortement parfumée.

 

L’Adoration des Mages, plus qu’un cadeau déplacé à une mère, est au contraire le signe prophétique d’un destin révolutionnaire, dépassant la compréhension de tous ceux présents dans la pièce. Il faut rapprocher leurs présents à la traditionnelle doxologie : « C’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ». Signifié par l’or, le règne dont il est question n’est pas terrestre mais céleste. La puissance, signifiée par la myrrhe, c’est bien celle de vaincre la mort et de donner la vie à ceux qui étaient dans les tombeaux. La gloire, celle que représente l’encens, est celle dont jouit le Fils auprès du Père.

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La myrrhe est bien « l’amertume amère » qui « rend à la vie ». Par elle, nous devons apprendre à nous détacher de nos biens terrestres, de nos lourdes richesses. Par elle, nous devons apprendre à laisser mourir le vieil homme, à laisser sa dépouille s’en aller au sépulcre. Par elle, nous devons apprendre aussi à nous pardonner, à panser nos corps, nos blessures ; à embaumer le cadavre de nos âmes tourmentées et torturées par de lourdes existences avec l’onguent du pardon qui ramène à la vie.

 

Oui, la myrrhe amère, c’est la miséricorde si étrangère au cœur de l’homme. Car il n’est pas facile de ravaler son égo, de taire son orgueil pour laisser agir le pardon comme un baume mais quelle plaie ne brûle pas lorsque l’on y applique un antiseptique ? La véritable amertume, la véritable douleur, la véritable mort à soi-même est bien là. Comme la myrrhe, elle commence amère ; comme la myrrhe elle apporte l’allégresse.

 

La véritable amertume, la véritable douleur, la véritable mort à soi-même ; la vie, la joie, l’allégresse vraies : c’est la miséricorde, mes fous en sens. C’est l’Amour.

 

L’amer, l’Amour :

La myrrhe, la Mort.