Sonia Constant - La Rêveuse

- Sonia Constant

- Sonia Constant

Notre histoire avec Sonia Constant est singulière. Elle a commencé par une promenade dans un parc, par un saut dans une boutique, par un parfum sprayé sur le poignet, par une lettre, via Facebook, envoyée. Un an plus tard, nous avons découvert en Sonia Constant une personnalité riche, certainement parmi celles qui nous ont le plus appris sur le parfum. Comme nous, elle aime rêve, voyager, s’aventurer. Son talent n’a d’égal que sa profonde sensibilité et maturité; sa gentillesse et son profond amour rencontrent un oeil empreint de poésie. Concluant notre série des Entretiens de l’Avent, Sonia Constant nous parle de son enfance, de sa façon de voir le monde ; de la manière dont les parfums l’ont aidée à devenir qui elle est et de comment son être profond a influencé sa création. Un Entretien très sincère marquant la première année de sa marque ELLA K.

[Les Entretiens de l’Avent sont une série d’entretiens centrée sur la Femme. Quatre femmes, quatre parcours exceptionnels, quatre chemins partant ou menant au parfum. Nous avons choisi à cet effet quatre femmes aux parcours et carrières différents, en lien avec le parfum. Car les femmes sont sous-représentées. Car elles n’occupent pas la place qu’elles mériteraient. Car elles sont la matrice de toute vie, de toute humanité. Car elles sont de plus en plus présentes dans le monde des parfums. Car leurs histoires sont des leçons de vie qui se doivent d’être parlées. Qui se doivent d’être écoutées]

Alexandre Helwani - Sonia, merci à toi, pour ta présence. Alors, on connait Ella Maillart, photographe suissesse et exploratrice, mais je me demande maintenant : qui est Ella K ?

 

Sonia Constant - Ella K est une héroïne imaginaire, une sorte de muse intemporelle ou d’artiste universelle, et certainement une voyageuse mystérieuse... Ella Maillart, dont j’ai emprunté le prénom, Karen Blixen ou encore Alexandra David-Neel, ces femmes exploratrices d’un autre siècle, à l’esprit pionnier, ont inspiré des générations de femmes et Ella K qui est une héroïne fantasmée, est de ces femmes. Elle reste issue de mon imaginaire. Libérée de l’espace et du temps, elle n’a pas de limites ni de frontières à ses explorations. Elle multiplie les voyages intérieurs et les parcours initiatiques, elle part à la rencontre des autres, et à la découverte de lointains ailleurs. Elle est de ces belles âmes qui aiment l’inconnu, sans à priori, sans crainte ni réticence avec une foi sans failles en son instinct. Elle choisit, comme ses illustres devancières, d’écrire sa propre histoire, libérée des codes, des contraintes. Sa religion, c’est l’aventure. Son luxe, la liberté... J’ai toujours été fascinée par la force dont ces femmes ont du faire preuve pour arracher leur indépendance et se lancer à la poursuite de leurs rêves ; par leur audace, par leur soif de liberté, elles ont eu des destins extraordinaires. Elles ont permis de faire bouger les lignes, elles ont laissé une trace. Chacune à leur manière, elles ont inspiré le personnage d’Ella K. J’aime bien penser qu’avec l’aventure Ella K, je leur ressemble un peu mais l’idée principale était qu’hommes ou femmes puissent s’incarner dans cette Ella K. Le nom « Ella » vient d’Ella Maillart effectivement parce qu’au-delà de tous les voyages extraordinaires qu’elle a faits à une époque où les femmes et les jeunes filles devaient rester à la maison, cette femme était en quête d’elle-même. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle a tout de même passé toute sa vie à voyager à travers le monde, elle a rencontré des personnages incroyables comme le maître spirituel Ramana Maharshi, qui l’a sans doute aidée à travers son voyage intérieur et elle dira que finalement, elle avait voyagé toute sa vie pour savoir qui elle était vraiment. Mais elle n’a pris conscience de cela qu’à la fin de sa vie... Et à travers Ella K il y a l’idée du voyage au-delà des frontières terrestres certes, mais il y a aussi la notion de voyage intérieur et d’introspection. Quant au K, il vient à la fois du petit nom d’Ella Maillart, Kini, mais aussi du nom de mon grand-père maternel qui m’a transmis sa force de caractère, sa force de travail, son intégrité et certainement cette envie d’aller au bout de mes rêves et d’être vraiment moi-même.

 

A.H. - Ella Maillart, grande voyageuse. Et toi, est-ce que tu as voyagé avant d’être parfumeur, est-ce que l’un a inspiré l’autre ?

 

S.C. - Je voyageais avant d’être parfumeur. C’était presque dissocié. Je voyageais par ouverture d’esprit, pour découvrir de nouvelles cultures et pour découvrir des façons de penser différentes mais c’est inévitablement lié au parfum. Ce n’est pas en restant dans notre bureau que naîtront de nouvelles idées. Certes elles peuvent surgir mais je crois qu’on est un peu comme un soleil et qu’autour de nous gravitent des planètes, des accords qu’on a déjà créés par le passé, jusqu’à ce que des planètes se rencontrent et provoquent un Big Bang. Je me représente la création un peu comme ça. Et à un moment, il faut aussi savoir renouveler ses planètes. Je fais ça par le voyage. Ella K, ce ne sont pas seulement des odeurs que je ramène, ce sont des impressions. Pour Brume de Khao Sok par exemple, je voulais recréer le réveil de la jungle lorsque la brume se lève lentement et laisse apparaître un parterre de spider-lilies et de gardénias et cette espèce de rythme, de tension boisée des clameurs de la jungle. Pluie sur Ha Long, c’est le bercement de notre jonque glissant sous la moiteur de l’air imprégné par la mousson. C’est toutes ces impressions que j’ai voulu rendre en travaillant avec synesthésie. Il y a ce que je sens, mais aussi ce que je vois et ce que je ressens – un arc en ciel de saris drapés à Pushkar, la sensation de brûlure du soleil sur la peau mêlée à l'âpreté du vétiver qui vient se suspendre dans l'opacité ocre de l'air namibien, le bruissement délicat du vent qui glisse entre les bambous et leur lent va et vient caressant le soleil à Sagano. Il y a une citation de Baudelaire dans les correspondances des Fleurs du Mal qui m’a marqué et illustre particulièrement bien ce phénomène : « Les parfums, les sons et les couleurs se répondent ». C’est exactement ce que je ressens. Lorsque je regarde quelque chose qui m’inspire, mon cerveau s’emballe et assemble des formules comme pour créer un parfum qui serait l’écho de ce que je vois. C’est un peu comme un phénomène synesthésique, pouvoir s’approprier les sons, les couleurs et les formes et les transformer en odeur est une chance incroyable et une source d’inspirations infinie.

 

A.H. – Le voyage a marqué des parfums mais comment t’a-t-il façonnée ?

 

S.C. - Par l’ouverture d’esprit. Il y a des pays qui marquent, l’Inde particulièrement. Dans la pauvreté, j’ai vu des regards d’enfants que je ne voyais pas en Europe. J’ai été fascinée par leur pureté, leur sincérité. Et ces femmes indiennes qui avaient une dignité dans la pauvreté, divines avec leurs saris. On a beaucoup à apprendre de ça. C’est aussi pour ça qu’Ella K est une invitation au voyage mais chacun doit se faire sa propre histoire. Mon travail de nez, plus particulièrement dans cette aventure d’Ella K, est une manière de toucher l’inconscient des autres. Bien sûr, mes créations ont une histoire propre et s’inspirent d’instants capturés mais je ne veux rien imposer, je ne fais que suggérer. J’espère attiser leur curiosité et les inviter à l’exploration. Après, ce sont eux qui partent, sans moi. Je veux qu’ils s’approprient mes parfums, qu’ils fassent leurs propres découvertes. Baiser de Florence d’ailleurs a une histoire fabuleuse. Mon mari m’avait bandé les yeux un matin et m’a retiré le bandeau devant un champ d’iris. On aurait dit des centaines d’ailes de papillons violettes scintillantes, virevoltantes. Ensuite on est allés au Musée des Offices en croisant l’odeur d’encens brûlé des églises florentines, et une fois arrivés aux Offices, celui-ci venait se mêler dans mon imaginaire à l’odeur des bois sculptés et celle du marbre. Là j’ai voulu sculpter l’invisible. Et puis ce baiser inattendu alors que j’avais encore les lèvres pleines de sucre glace et du goût d’amande des pâtisseries florentines. Tout vient se mêler : spiritualité et sensualité. Il y a ça aussi dans la marque un subtil mélange de désir, de sensualité et de spiritualité.

 

A.H. - Ca fait rêver.

 

S.C. - Et pourtant c’est vrai. Dans cette marque, tout est vrai. Je pense aussi que le parfum doit faire rêver et raconter une histoire. Parce qu’il y a forcément une histoire derrière un parfum.

 

A.H. - Il semblerait en tout cas que tu aimes rêver ?

 

S.C. - C’est important de rêver, d’imaginer plein de choses. J’ai toujours été rêveuse, depuis toute petite, cela inquiétait mes parents d’ailleurs. J’aime écrire, j’aime lire, j’aime le verbe, j’aime la façon dont la poésie nous embarque, ailleurs...Ella K c’est un peu l’art de la narration olfactive, j’ai autant de plaisir à écrire olfactivement ces parfums qu’à les raconter. C’est pour cela que l’on retrouve à l’intérieur de chaque écrin, un poème, témoin épistolaire des explorations d’Ella K, à travers lequel elle partage ses émotions et adresse ses manques à celui qui n’est pas là. Une attention délicate, comme une seconde lecture du parfum, en version plus intime. La dernière fois j’ai fait pleurer une cliente au magasin Skins Cosmetics à Amsterdam. Je lui ai rétorqué que l’histoire n’était pas triste et elle m’a répondu que ces histoires la touchaient si profondément que les larmes coulaient d’elles-mêmes. Je suis restée sans voix et j’ai vraiment pris conscience combien l’art de la narration était intimement lié à celui du parfum. Et combien l’authenticité de l’acte créatif pouvait toucher les gens. Je n’avais jamais vécu ça de toute ma carrière de parfumeur. Et ça m’a rappelé cette lettre que tu m’as envoyée sur Facebook pour me raconter combien Baiser de Florence et Lettre de Pushkar t’avaient touché. Le fait de pouvoir toucher directement le consommateur est quelque chose d’inédit, que je découvre avec Ella K et qui me rend très heureuse. Mais ce qui est singulier, c’est que ce n’est pas que du rêve justement car Ella K c’est aussi et surtout une invitation à matérialiser ses rêves en prenant connaissance de qui l’on est vraiment. D’où le symbole de la libellule qui incarne la marque. Ce n’est pas par hasard : la libellule est le symbole de la liberté, de la transformation et de l’évolution, elle nous invite à plonger profondément en nous pour découvrir qui l’on est vraiment...

 

A.H. – Dirais-tu qu’Ella K, c’est aujourd’hui pour toi une façon de pleinement être toi-même ?

 

S.C. - Avant tout, Ella K c’était pour être libre. J’avais envie de retrouver plus de profondeur, plus de lenteur dans la création, en créant ma propre collection de parfums, ELLA K, j’ouvrai le chapitre d’une aventure aux horizons vastes, dans laquelle je pouvais livrer ma vision du monde d’un point de vue plus philosophique et personnel. Oser, explorer, s’ouvrir à la beauté et à diversité du monde. Choisir un chemin vers l’accomplissement de soi par l’audace, la curiosité, l’exploration, les rencontres et la recherche permanente d’authenticité et d’enrichissement spirituel. Aux antipodes de tout ce qui est ostentatoire. Au bout de cette quête, l’émotion, la poésie ou le précieux souvenir sont les témoins du chemin parcouru, un héritage généreux que je retranscris en parfums, en poèmes, en esquisses. Je n’ai jamais envisagé la création de cette marque comme un acte égocentrique ou encore comme une façon de faire du business supplémentaire. J’ai choisi ce métier parce qu’il me permettait d’exprimer ma créativité et bien que je travaille sur de nombreux projets avec Givaudan, j’ai le sentiment d’avoir encore plus à partager. C’est mon aventure, une façon de m’accomplir et d’aller plus loin dans mon métier. Ella K, c’est d’abord un état d’esprit. C’est regarder le monde d’une autre façon, avec poésie, dans une quête permanente de beauté. C’est oser, explorer, dépasser les frontières pour mieux se connaître soi-même. Proust disait: « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » Parler d’Ella K c’est livrer la capture d’instants éphémères, des fragments de voyages lointains et intérieurs, ces petits bonheurs à côté desquels on passe de nos jours à cause d’une vie à mille à l’heure.... Ella K c’est au final un moment où l’on s’arrête pour être capable de recevoir ces éphémères que j’ai cherché à sublimer en parfums, en poèmes, en esquisses...

 

A.H. - Tu parles beaucoup d’immatériel. C’est important de laisser une place à l’immatériel dans ta vie ?

 

S.C. - Complètement, parce que j’ai toujours été guidée. Depuis toute petite, j’ai cette petite voix – et on l’a tous je pense – qui me dit « Fais ci, ne fais pas ça » et je lui fais énormément confiance. Avec le temps j’ai compris ce qu’elle était vraiment mais j’ai surtout compris qu’elle était toujours juste. Quand je crée, je le ressens très fortement. La pratique de la méditation, m’a beaucoup aidé ces deux dernières années elle m’a permis de tenir le coup car la création d’Ella K m’a demandé énormément d’énergie dans un contexte de travail qui était déjà surchargé, mais elle m’a surtout aidé à prendre conscience qu’une chose compte : être dans l’instant présent, être concentré dans ce que l’on fait, tout le reste n’étant qu’une forme de bavardage intérieur qui n’a pas lieu d’être et qui consomme énormément d’énergie. J’ai aussi appris à ne rien attendre, à ne rien projeter. C’est primordial si l’on ne veut pas être déçu. Si on monopolise toute notre énergie dans l’acte qu’on accomplit au moment présent, on peut faire des choses incroyables. Quand ce que l’on fait est juste on se découvre un moteur intérieur, une forme d’excitation qui me conduit dans la création mais aussi dans mes rencontres. Il y a des gens qui ont été mis sur mon chemin pour m’aider et d’autres au contraire où j’ai tout de suite su que j’étais là pour les aider.

 

A.H. - Comment le parfum peut-il aider à entrer dans ce moment ?

 

S.C. - Je pense que, de la même façon qu’on peut être subjugué par un paysage, si un parfum est bien construit, on en vient à tout oublier tant on vit l’instant. Cet ébahissement peut se vivre par le parfum mais aussi devant une toile ou en écoutant un morceau de musique. On atteint ce lieu de la création quand on cultive une certaine pureté dans la beauté.

 

A.H. - Comment la cultive-t-on justement de nos jours ?

 

S.C. - Ce n’est pas facile parce qu’on est dans un monde avec beaucoup de tensions, de pressions et ce n’est pas toujours très joli mais je suis toujours dans l’empathie car chaque personne est susceptible de changer, de se transformer. Je pense que si on est dans une attitude positive, on génère du positif et inversement. C’est une quête que je me suis donnée.

 

A.H. - Justement, le parfum t’a-t-il permis d’envisager le monde différemment, en voyant toujours la lumière et le positif ?

 

S.C. - Oui. Quand j’étais petite j’étais introvertie mais j’avais aussi des choses à dire. Je suis une grande rêveuse, depuis toute petite. J’ai une faculté à m’évader assez incroyable et ça rejoint mes voyages passés, mais je pense que j’ai assez de voyages dans mes souvenirs aujourd’hui pour aller dans le voyage intérieur.

 

A.H. - Ella K serait une forme de cheminement intérieur donc ?

 

S.C. - Oui, je le vis aussi comme ça. Tu sais, chez chaque artiste, il y a une forme de fêlure qui crée une énergie. Quand on regarde les biographies de chanteurs, de peintres, poètes, compositeurs, il y a toujours dans leur histoire une fêlure, une forme de spleen qui leur a donné une certaine poésie et quelque chose de beau à dire. Le parfum a été mon moyen de m’exprimer, de me sortir de quelque chose mais c’est propre aux artistes en général.

 

A.H. - Une manière de réparer les blessures donc ?

 

S.C. - Oui. Cette énergie s’appelle la résilience. Quand on est blessé, on peut soit tomber, soit utiliser cette colère et la transmuter en quelque chose de positif. Boris Cyrulnick l’exprime très bien dans son livre « Les vilains petits canards », c’est lui d’ailleurs qui est à l’origine du terme de résilience. Dans le théâtre de la vie, il y a des personnes qui semblent jouer le rôle de méchants et qui pourtant t’aident malgré eux. Mais encore une fois c’est une histoire de pardon et de dépassement.

 

A.H. - Tu as dépassé ce quelque chose avec Ella K ?

 

S.C. - Oui. Ella K, c’est une forme d’aboutissement dans le sens où une fois que l’on a réparé pour soi, on peut et on veut réparer pour les autres aussi. Nous sommes tous à des degrés différents sur l’échelle spirituelle. Il y en a bien au-dessus de moi qui m’aident à grandir, il y en a d’autres aussi que j’aide maintenant. Je me dis qu’avec Ella K, j’ai peut-être en quelque sorte franchi une marche dans ma longue route spirituelle…

Propos recueillis par Alexandre Helwani