Onycha : la Perle Pourpre

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Mes fous en sens,

 

Notre aventure olfactive de la semaine passée nous a guidés vers les canaux de la Sérénissime. A travers le prisme véritable et sans complaisance qu’est Venetian Red, nous avons pu sentir la richesse de cette cité aux confins de trois mondes, ce reliquat d’Empire serti au cœur d’une plaine alors barbare, s’accrochant à ses tiares et ses titres d’autant plus qu’elle s’éloignait de Constantinople, sa mère. Venetian Red malgré ses airs de Mitsouko vintage exhibe l’odeur caractéristique de la mer ou plutôt de la lagune – âcreté animale vaseuse presque spongieuse, c’est un des rares parfums à utiliser une matière animale qui commence à être de plus en plus en vogue ces derniers temps et qui a fait les grands jours de la parfumerie antique : l’onycha.

 

Plus énigmatique que tous les autres que nous ayons étudié, l’onycha est insaisissable et est à la source d’une controverse, qui dure encore à ce jour, quant à la composition du très saint encens de Salomon. Nous aurions pu consacrer notre Aperçu de cette semaine à l’histoire du parfum à Venise mais il nous a paru plus essentiel, plus urgent, plus palpitant encore de plonger dans les abysses et sous elles afin de découvrir l’Onycha : la Perle Pourpre.

 

Qu’est-ce avant tout que l’onycha ? C’est tout simplement l’opercule de mollusques que l’on trouve dans les mers du Sud –Mer Rouge, Océan Indien et Golfe Persique- lequel a toujours été utilisé dans des recettes d’encens. Les Babyloniens le mentionnent en premier sous le nom de « supur tamti » ce qui signifie littéralement « ongle de mer » en référence à sa forme, ressemblant soit à l’ongle d’un homme soit au sabot d’un cheval. Les Anciens font mention de trois « ongles odorants » -unguis odoratus : Ibn al Baytar et Avicenne citent un rouge et un noir tandis que Dioscorides en cite un noir et un blanc. Ce dont l’on soit certain c’est qu’il s’en trouvait et encore à ce jour sur les rives des mers Rouge et Persique. Le rouge servait à teindre les vêtements sacrés des prêtres hébreux, donnant naissance à la pourpre bleutée qui se diluera au fil des siècles dans l’art paramentique occidental tantôt en hyacinthe, tantôt en violet ; le noir quant à lui était plus estimé pour l’encens.

 

On attribuait à l’onycha de nombreuses propriétés. Celle qui nous semble d’abord la plus intéressante est son pouvoir fixateur en parfumerie, à l’instar de toutes les matières d’origine animale toutefois celle qui nous a paru la plus intéressante est bien une vertu médicale. Les Grecs, en effet, utilisaient l’onycha pour soigner et calmer les crises d’épilepsie et d’hystérie.

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 Mais nous y reviendrons plus tard. Permettons-nous d’écrire un mot au sujet de l’onycha mosaïque, celui cité dans l’Exode. Certains y voyaient non pas l’opercule dont nous parlons, la blatte de Byzance, mais bien le labdanum. L’hypothèse est tentante : onycha rappelle le terme grec « onyx » noir mais est surtout  ce qu’on voudrait être une mauvaise traduction du terme hébreu shecheleth à rapprocher du syriaque sheheleth : exsudation, lui-même traduit en arabe par labdana… Ceci tend à croire que l’onycha de la Bible serait en fait du labdanum mais nous verrons que ce n’est pas le cas…

 

Car pourquoi l’onycha se retrouve-t-il dans la recette de l’encens de Salomon ? Pourquoi est-ce donc cet opercule que l’on utilisait pour teindre l’habit des prêtres et le rideau du Temple qui voilait la shekinah, la Présence Réelle de YHWH ? Qu’est-ce qui prêtait à ce coquillage le pouvoir de calmer les épileptiques, d’apaiser les hystériques ?

 

Premièrement, s’il se retrouve dans la recette de l’encens, c’est en tant qu’allégorie du Peuple de Dieu, au corps impur mais au cœur pur et qu’il faut purifier. On préparait en effet l’onycha en le frottant au savon et en le laissant macérer dans du vin de câpres. Ce procédé rappelait le travail de pénitence : l’homme est purifié au savon –le repentir – et fortifié dans sa foi et sa nouvelle vie par le vin – la Loi.

 

S’agissant des prêtres, il est intéressant de noter que l’onycha, en hébreu shecheleth était le mollusque utilisé pour obtenir le pourpre de Tyr qui servait donc à teindre l’habit des Cohanim et plus particulièrement du Grand Prêtre. Ce pourpre se nomme tekhelet – l’homonymie est frappante. Mais alors pourpre ou bleu ? Cette question à elle seule nécessiterait des pages et des pages, contentons-nous de dire que la couleur bleue n’a jamais été vraiment nommée dans l’Antiquité. Ce pourpre des prêtres, outre d’être l’attribut des Rois, était la couleur du Ciel, de la demeure de Dieu mais aussi des Tables de la Loi, les Dix Commandements qui étaient gravés sur deux blocs de saphir…

 

Nous commençons à percevoir comme un fil rouge se tisser : l’onycha serait un rappel à la Loi, aux Tables de la Loi, à ces Dix Paroles que YHWH a donné au peuple hébreu afin qu’il se convertisse et qu’il vive, cette même Loi dont la première Parole  est, selon la manière de compter samaritaine qui trouve un écho dans le judaïsme médiéval : Je suis.

 

C’est ce rapport à la Loi, à la Parole performative d’un Dieu qui est Éternel, qui nous intéresse et qui peut nous éclairer quant au sens de ce coquillage qui calme les épileptiques.

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Le judaïsme médiéval a été le temps d’une richesse exégétique incomparable dont la Qabbale est le plus criant exemple. C’est aux racines de l’Arbre de Vie que nous avons donc voulu creuser afin d’obtenir réponse à notre question. L’alchimie, en tant qu’héritière d’une tradition qabbalistique a établi de nombreuses tables de correspondances entre matières et éléments, astres et couleurs, entre Terre et Ciel. L’une de ces correspondances indique que l’onycha est lié au chemin qui relie la sephira Binah à la sephira Tiphareth.

 

Est-il alors une coïncidence que Binah soit liée au noir – à l’onyx ? Cette sephira est la Connaissance, non en tant que sagesse mais en tant que compréhension. C’est la contemplation de ce que YHWH est Tout en Tout et Éternel – Il Est dans chaque particule de la Création, il est entièrement à chaque instant, à chaque minute, à chaque vibration – Il Est. Binah, c’est aussi le silence. Le silence de l’ébahissement, le silence des pensées qui précède la contemplation dans toutes les traditions, fût-elle athonite, bouddhiste, hindoue etc. Binah est le silence qui précède à la connaissance, c’est le silence même de l’inconnaissance et l’onycha est le chemin qui mène de Binah en Tiphareth. Binah c’est enfin, selon Moise bin Jacob… la repentance. Nous en revenons à la symbolique évoquée dans l’encens biblique !

 

Cette voie, que les qabbalistes appellent Chesed, est celle qui permet d’intégrer cette Présence en notre vie. C’est le chemin qui nous permet de goûter au silence et de vivre par le silence. De goûter à l’Éternité et de vivre de l’Éternité. De puiser au cœur de la Mère-Esprit –c’est ainsi que l’on appelle Binah- cette connaissance, cette saveur d’un Dieu qui habite et vit pleinement chaque instant et de l’insuffler dans nos vies comme Il l’insuffla dans Sa Création.

 

Le trésor de l’onycha, la perle pourpre, c’est bien ce ciel, cette royauté de saphir, c’est même bien plus que ce que l’on peut en croire : c’est la Vie. C’est cette rose que Ronsard voulait cueillir, celle du temps présent que l’on apprend à saisir – par le silence. Comme toute matière animale, l’onycha implique un renoncement, un combat, une aridité d’ascète mais il promet une richesse d’un autre monde.

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L’onycha calme les épileptiques par le silence des pensées. Ce coquillage ouvre à une autre dimension, puise au puits sans fond, la source intarissable, à la Mère de Toute Connaissance, cet Esprit que les pères syriaques appelleront la Mère Esprit Saint.

 

Le trésor que nous offre l’onyx n’est pas de fixer nos parfums.

C’est dans nous fixer dans l’instant.

 

Au fond des eaux

Le temps

S’écoute.